© Daniel Psenny

Le 13 novembre 2015, Daniel Psenny, alors journalisme au quotidien Le Monde, et aujourd’hui collaborateur de L’œil de l’info, est chez lui quand a lieu l’attaque terroriste au Bataclan. Il va faire les seules images diffusées dans le monde entier. Dix ans plus tard, il présente un documentaire où, après une longue enquête, il donne la parole à des témoins qui ont accepté de raconter leurs histoires de cette nuit-là. Dans l’interview publiée ici, il raconte son enquête et le tournage.

Le soir de l’événement, Daniel Psenny est à son domicile qui se situe derrière la salle de spectacle le Bataclan à Paris. La télé est allumée et diffuse un film policier. A un moment, il entend des bruits comme des pétards et crois au début que cela vient du film qu’il regarde. Mais, intrigué quand même, il va à sa fenêtre pour voir de quoi il s’agit. Il habite au deuxième étage, et son appartement donne sur les sorties de secours du Bataclan. Parfois, il y a des moments un peu agités et bruyants, mais là, c’est la panique. Des gens courent dans tous les sens, il y a des corps par terre, du sang, il voit une femme agrippée à une fenêtre qui demande de l’aide. Il comprend tout de suite qu’il se passe quelque chose de grave et sort son téléphone portable pour filmer la scène.

Il descend ensuite pour porter secours aux victimes et sera blessé à ce moment-là par une balle de Kalachnikov tirée par un terroriste. A la fois observateur, sauveteur, victime, il a aussi été journaliste en enregistrant instinctivement les faits. Il vient de réaliser, avec Franck Zahler, le documentaire « Vendredi noir » qui s’articule autour de sa vidéo et des témoignages de sept personnes présentes ce soir-là. L’émotion est très présente mais le réalisateur a su éviter tout voyeurisme malvenu. C’est un travail de mémoire essentiel, à travers la parole de ces femmes et ces hommes qui nous racontent une situation extraordinaire pendant laquelle leur vie était menacée.

Entretien avec Daniel Psenny

 

Quelle était ton intention quand tu as décidé de faire ce film ?

Mon intention était simple et le but était compliqué finalement. Il y a 10 ans, le 13 novembre 2015, après avoir fait cette vidéo qui dure 6 minutes, n’en a été diffusé qu’une minute trente sur le site du Monde le lendemain. Le but ce n’était pas de faire l’histoire du Bataclan, de ce qui s’était passé, mais de raconter la petite histoire dans la grande histoire. Je suis parti à la recherche des survivants, j’ai fait une recherche journalistique, comme on fait pour tous les papiers d’enquête, c’est-à-dire aller à la pêche aux infos, trouver les gens, et quand on les a trouvés, les convaincre, parler avec eux, gagner leur confiance, avoir les confidences qu’on attend.

Là, ce n’était pas tout à fait facile, parce que ça les concernait directement et ce n’était pas évident qu’ils se confient devant une caméra. C’était une forme de thérapie finalement, mais il fallait les convaincre de la faire et ça a pris beaucoup de temps. J’ai retrouvé une dizaine de survivants, certains facilement grâce aux associations, mais celle qui m’importait, c’était Charlotte. Je connaissais son prénom, mais personne ne savait où elle était et ceux qui savaient ne voulaient pas parler, parce qu’elle-même avait décidé de couper avec tout ce qui pouvait lui rappeler l’attentat du Bataclan. Quand j’ai témoigné le 19 octobre 2021 au procès sur les attentats, exceptionnellement le président de la cour spéciale avait fait projeter ma vidéo et j’avais témoigné. A la sortie du tribunal, une avocate est venue me voir et m’a dit « Je suis l’avocate de Charlotte et elle aimerait vous rencontrer ».

On s’est rencontrés, mais il y avait une distance, parce que comme elle le dit dans le documentaire, elle m’en voulait de l’avoir montré dans cette position, et de lui avoir volé l’annonce de sa grossesse, pas à moi spécialement, mais elle en voulait à la vidéo finalement. On a parlé très longuement et, au fil des rencontres, je lui ai proposé de participer à un documentaire. J’en ai parlé à Luc Herman, le producteur de Premières Lignes, avec qui j’avais déjà fait trois ans auparavant «  22h01 » un documentaire qui racontait ce qui s’était passé le 13 novembre dans mon immeuble avec mes voisins, et puis mon histoire, comment ça s’était passé pour la vidéo que j’avais fait. Je lui ai dit qu’il y avait une possibilité de faire témoigner Charlotte qui n’avait jamais parlé nulle part, et donc on a lancé la production.

Charlotte livre un témoignage très fort dans ton film, c’est quoi le moment où elle décide finalement de témoigner devant la caméra ?

Quand on s’était vus en 2024, elle avait accepté le principe d’un documentaire, mais elle voulait réfléchir, c’était quand même une décision importante alors qu’elle avait coupé tout lien avec l’événement. Au bout de quelques semaines, elle m’a dit, je suis d’accord pour témoigner, mais à la seule condition qu’on ne voit pas mon visage. J’ai accepté ses conditions parce que sa parole était très importante. À ce moment, il n’y avait toujours pas de réponse des chaînes, et le 4 novembre 2024, la chaîne parlementaire LCP a donné son accord. Ça devenait court pour livrer en septembre 2025 et on n’avait rien tourné. Et puis le temps ayant passé, est-ce que Charlotte serait encore d’accord ? Quand je l’ai appelé, elle m’a dit oui, il n’y a pas de problème, mais qu’elle n’était libre qu’en janvier. Donc les 20, 21 et 22 janvier, on a enregistré tout le monde, un par un, sans qu’ils ne se rencontrent, 15 heures d’enregistrement, avec un canevas de questions que j’avais préparé. J’avais au départ 10 témoins qui avaient donné leur accord, et en fait, il en est resté 7, certains se sont désistés au dernier moment, parce que tout simplement, ils ne pouvaient pas, comme ils m’ont dit, psychiquement, c’était trop dur pour eux. Charlotte a finalement accepté de témoigner à visage découvert.

À part Charlotte, il y a d’autres personnes qui apparaissent sur ta vidéo et qui témoignent. C’était une volonté de ta part de retrouver spécifiquement ces témoins ?

Encore une fois le projet, c’était les gens de cette vidéo, pas l’histoire du Bataclan. Pourquoi avoir choisi ceux-là ? Parce que pour ceux qui témoignaient, on pouvait montrer en images de ce qu’ils racontaient. Quand Julien dit qu’il a perdu de vue sa femme et que tout d’un coup, on entend celle-ci qui l’appelle, « bébé, je suis là, dehors », je l’ai cette image. Pareil pour Magali et Ruben, quand celui-ci raconte qu’il est sur le bord du trottoir et qu’il est traîné, je savais que j’avais les images, que ça pouvait agrémenter, alimenter, donner du plus à ce qu’il racontait.

Et puis ça fonctionne par binômes. Il y a Charlotte et Sébastien son sauveteur, il y a le couple de Magali et Ruben, très grièvement blessés et qui sont séparés par les bousculades. Il y a aussi les deux sauveteurs, Xavier et Aurore qui ont recueilli les victimes, et il y a Julien et Caro sa femme, qu’on ne voit pas parce qu’elle n’a pas voulu témoigner, mais lui en parle tellement, même si elle n’est pas à l’écran.

Revenons aux images que tu as fait ce soir-là. À ce moment, c’est le réflexe du journaliste qui prend le dessus ?

Tout à fait, parce que je ne savais pas ce qu’il se passait. Tous les journalistes se demandent ce qu’il se passe, parce qu’ils essaient de comprendre. Il faut bien se remettre dans le contexte de l’époque, c’était bien différent d’aujourd’hui où il est devenu banal et courant de filmer tout incident. Je n’étais pas au courant de ce qu’il se passait dans Paris, il n’y avait pas eu d’alerte en disant qu’il y avait une fusillade au stade de France, sur les terrasses, etc. J’ai habité 40 ans passage Amelot et les concerts Bataclan, il y en avait tous les soirs, plus ou moins agités. Quand j’ai entendu les bruits, j’ai ouvert la fenêtre, j’ai vu le spectacle sous mes yeux, et c’était le chaos, le désastre, les cris, la peur, tout était devant mes yeux, et comme je ne savais pas ce qu’il se passait pour moi dans mon esprit, il y avait quelqu’un qui était à l’intérieur de la salle, qui avait sorti un flingue peut-être, et qu’il y avait une bagarre et que tout le monde évacuait par panique.

Mais c’était plus que ça, à cause de la façon dont fuyaient les gens et j’entendais les coups de feu. À ce moment-là, j’ai appelé au journal, pour d’abord signaler qu’il y avait quelque chose de très grave qui se passait au Bataclan, et un des rédacteurs en chef m’a dit qu’il y avait eu une explosion au stade de France et que le Bataclan devait être la continuité d’une attaque. C’est là que j’ai décidé de filmer, sans réfléchir, mais en me disant que, de toute façon, ça serait un document, une preuve, pour éclaircir ce qu’il se passait. C’est effectivement un réflexe journalistique, mais on ne calcule pas sur le moment, c’était une décision prise en un dix millième de seconde, de se dire bon, je le fais.

Ton film parle d’un attentat meurtrier, mais finalement, ça parle aussi de la vie et de la solidarité malgré le drame.

Tout à fait, ça m’importait de raconter aussi qu’il y avait eu un grand élan de solidarité ce soir-là. Les gens qui ont ouvert leurs portes alors qu’il y avait la terreur, mais qu’il y a eu cette forme d’assistance et de résistance qui s’est organisée, sans qu’elle soit coordonnée.

Les images que tu as captées sont exceptionnelles, mais il y a une autre dimension, celle du son qu’on entend avec les cris, les tirs. Ton documentaire est une combinaison entre tes images, les sons et la parole des témoins.

Effectivement, les images spectaculaires et c’était la réalité, mais ce qui est effectivement impressionnant, c’est le son. Par exemple, on entend quelqu’un qui appelle Oscar, on entend juste son cri, c’est un homme qui cherchait son fils de 12 ans qui était avec lui et qu’il avait perdu dans la bousculade et dans la fusillade. Il était là dans le passage en train de crier et d’appeler. C’est un Australien que j’ai réussi à localiser, mais qui n’a pas pu témoigner dans le documentaire.

Ce documentaire, c’est une œuvre pour l’histoire avec un grand H, une trace mémorielle pour les générations futures et une œuvre contre l’effacement de la mémoire collective ?

Oui, bien sûr, je pense que c’est une contribution, comme il y a eu d’autres documentaires, d’autres écrits. Il y a aussi le travail que fait l’historien Denis Pechanski qui recueille la parole des victimes qui veulent bien témoigner avec ce traumatisme. Ce documentaire est une petite contribution à la mémoire collective, qui raconte que la vie est plus forte que la mort et que la terreur. Quand le Musée-mémorial du terrorisme sera construit, je pense que je leur léguerai ma vidéo, parce que c’est un document d’histoire.

Si on n’a pas de photo, d’image, on n’y croit pas. C’est la preuve par l’image, et c’est d’autant plus important à une époque des fake news et de l’intelligence artificielle. Il y a là le témoignage oral et les images qui appuient ce qui est dit. C’est irréfutable, c’est très important d’avoir cette vérité, d’autant plus par les temps qui courent. Il y aurait encore beaucoup à dire, mais je souhaite à tous les journalistes d’avoir cette possibilité quand tu te lances dans une enquête, d’arriver au bout avec des bons témoignages, de la confiance, de la vérité, du sérieux. C’est renouer avec les bases du journalisme, qui font que des fois, on y arrive, des fois, on n’y arrive pas. Là, on y est arrivé grâce à l’acceptation des témoins, et ça tient aussi, comme tout travail journalistique, à la confiance, quand tu vas interroger quelqu’un et que tu es honnête dans ta démarche.

« Vendredi noir »  est visible en replay ici

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Gilles Courtinat
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