Les Bains de Budapest © Irène Jonas

Photographe et sociologue, Irène Jonas arpente les territoires du quotidien en façonnant une œuvre photographique qui saisit l’intime, le banal avec justesse et profondeur.

Depuis plus de deux décennies, le travail de l’autrice explore les liens entre photographie et mémoire, entre trace sociale et émotion visuelle. Sa formation initiale transparaît dans son approche du terrain. Elle photographie comme on enquête: elle observe, est à l’écoute, s’imprègne du moment. La démarche est rigoureuse mais son regard est avant tout généreux. Elle s’intéresse aux marges, aux silences, aux espaces entre deux, aux lieux dits sans qualité: maisons abandonnées, visages dans les gares, zones périurbaines, sites mémoriels, gestes simples sur une plage. Chacune de ses images raconte une histoire, souvent discrète, parfois douloureuse, mais toujours ancrée dans une réalité humaine. C’est une photographie de terrain patiente et sensible qui revendique le droit à la lenteur, à rebours des flux d’images instantanées de notre monde saturé d’images et de spectaculaire. Un travail rappelant avec pudeur et conviction que photographier, c’est aussi témoigner, témoigner du simple, de l’oublié, de ce qui reste quand tout semble avoir disparu.

rène Jonas poursuit depuis plusieurs années une démarche singulière, la colorisation manuelle de ses photographies. Loin d’un simple effet esthétique ou d’un retour nostalgique aux procédés anciens, cette approche constitue une extension de son travail sur la mémoire, qui parle du temps et de la trace. Elle choisit certaines images, lieux abandonnés, scènes quotidiennes ou portraits silencieux, et y ajoute de subtiles touches de couleur dans une gamme chromatique discrète. Une opération lente, presque méditative qui relève d’un travail plastique non pas destiné à redonner vie à une scène figée, mais à souligner ce qui résiste à l’oubli. Cette intervention volontaire sur l’image, toujours minimaliste, provoque un décalage poétique où la couleur devient accent, ponctuation, réminiscence. Le regard est attiré sur un détail, un objet, un fragment de la scène. En colorisant, Irène Jonas recompose l’image comme on recompose un souvenir, partiellement, subjectivement, mais avec délicatesse. C’est une interrogation sur le témoignage et notre propre manière de nous souvenir. Pourquoi tel détail revient-il en mémoire plus vivement que le reste ? Pourquoi la couleur d’un objet, plutôt que sa forme, s’impose-t-elle dans nos souvenirs ? Le procédé fait appel aux mécanismes de la mémoire affective et invite à une lecture plus sensible des photographies. Cette démarche s’inscrit aussi dans une réflexion plus large sur le rôle de la photographie à l’ère du tout-numérique. En réintroduisant la main dans le processus, en ralentissant le rythme de production, Irène Jonas résiste à l’uniformisation et à la saturation visuelle. Elle oppose à l’image clinquante un ouvrage sur un temps long. La colorisation, chez elle, ne corrige pas le réel, elle l’habite autrement. Elle invente des espaces de fiction dans des scènes documentaires, rendant visibles les couches invisibles de l’émotion. Ce faisant, elle prolonge son engagement : raconter les vies modestes, les lieux en marge, les souvenirs qui s’effacent. C’est une voie singulière, où chaque image devient un territoire de mémoire à la fois personnelle et collective, dans lequel la couleur, loin d’être décorative, devient un outil narratif à part entière.

Entretien avec Irène Jonas

Vous êtes connue pour votre technique particulière de colorisation de vos images noir et blanc. Pourquoi ce choix et pourquoi ne pas directement photographier en couleur?

Je me suis essayée à la couleur et à la diapositive lors d’un stage avec John Batho dans les années 80, mais il y avait quelque chose de trop réel « plus vrai que vrai » qui me laissait insatisfaite. Je suis revenue très vite au noir et blanc et me suis livrée à des essais de colorisation. Si la « photopeinture » est aussi ancienne que la photographie, elle n’a jamais trouvé sa place dans les histoires de la photographie et je me suis rapidement heurtée à cette limite. Comme l’a souligné l’historien Québécois Michel Lessard, cette pratique a souvent été refusée par les historiens de l’art et les historiens de la photo : « les premiers la considèrent comme de la fausse peinture, les seconds comme de la photographie maquillée ». Mais peut-être est-ce justement cette dimension hybride qui m’a séduite ?

Comment cette technique de colorisation enrichit-elle le message ou l’émotion que vous souhaitez transmettre à travers vos photographies ?

Il existe de nombreux procédés qui oscillent entre une légère colorisation et une colorisation opaque qui transforme la photographie en peinture. Les techniques de colorisation elles-mêmes sont très variées selon que l’on travaille avec des encres, de l’aquarelle ou du feutre. Mon choix s’est porté sur la peinture à l’huile, parce qu’outre le plaisir à l’utiliser, il me semblait pouvoir obtenir une gamme de couleur plus subtile. Cette technique de colorisation est en adéquation avec le projet de brouiller les repères entre passé et présent. Selon les séries, elle permet soit de poser des couleurs sur la mémoire soit d’oeuvrer à un ré-enchantement d’un monde en voie de disparition

Comment procédez-vous techniquement ?

A l’argentique, je travaillais en noir et blanc et faisais mes tirages avant de les peindre. Aujourd’hui, en numérique, je travaille en couleur mais dès que les photos sont chargées sur l’ordinateur je sélectionne celles que je souhaite conserver et les passe en noir et blanc. Généralement je les laisse reposer de quelques semaines à parfois plus d’un an, le temps d’oublier totalement les couleurs de la réalité. Puis à un moment je reprends les images pour faire une sélection, constituer une série, commander les tirages au format souhaité et entamer la peinture.

Comment choisissez-vous la palette de couleurs pour chaque image ? Y a-t-il une signification derrière vos choix ?

Je ne choisis pas une palette de couleur image par image, mais détermine une palette de base pour une série afin de lui donner une unité. Ensuite seulement, j’apporte de petites variations de couleurs selon les photos. Chaque série à sa tonalité, ce qui m’oblige souvent à bloquer un temps assez long afin de peindre d’une traite l’ensemble de la série.

Anticipez-vous la colorisation au moment de la prise de vue et cela a t’il une influence que le choix de vos prises de vue?

Absolument pas. Il y a une fracture totale entre la prise de vue et le moment où je vais peindre les images. Je prends des photos comme si elles devaient tenir la route en noir et blanc sans être peintes. En revanche, si influence il y a sur la colorisation, c’est davantage lié au souvenir que j’ai de la prise de vue : la thématique, l’ambiance, la lumière. Une série comme « l’été sans fin » sera plus lumineuse dans le choix des couleurs que « Cilka » réalisée à la fin de l’URSS ou que celle exposée actuellement qui plonge ces racines dans l’histoire du XXe siècle.

Lors du processus de colorisation les choix des couleurs sont-ils arrêtés à l’avance ou laissez-vous une part à l’improvisation ?

Il n’y a pas d’improvisation pour ma palette de base. Mais parfois, dès la première photo peinte, je peux m’apercevoir que la palette choisie ne correspond pas à ce que j’avais imaginé et qu’il faut la modifier, prendre un tube de peinture bleu de Prusse plutôt qu’un bleu acier, un rouge japonais plutôt qu’un carmin. Plus que d’improvisation, je parlerais de tâtonnements pour obtenir exactement le rendu souhaité.

Y a-t-il des sujets qui se prêtent mieux ou moins bien à cette technique ?

En ce qui concerne les sujets, mes travaux portent beaucoup sur la mémoire, l’histoire, les souvenirs ou les disparitions… La colorisation me permet de jouer sur cette double dimension de passé/présent, imagination/réalité, pour finalement être dans un entre-deux, hors du temps.

Y a-t-il des artistes (photographes ou d’autres disciplines) qui ont influencé votre approche de la couleur ou votre pratique ?

Le photographe qui a fortement influencé mon envie de colorisation est Jan Saudek que j’ai découvert en 1987 lors de son exposition au musée d’art moderne. Mais paradoxalement, quand je suis « en panne », ce ne sont pas des expositions de photographies que je vais voir mais des expositions de peinture. Voir la peinture me ressource, peut-être parce que cela me permet d’imaginer d’autres palettes de couleur, d’autres ambiances.

Votre technique de colorisation a-t-elle évolué depuis le début ? Si oui, comment ?

Elle a évolué au fil du temps. Elle était probablement plus timide, voire timorée au début avec une gamme de couleur plus pauvre. Globalement les éléments étaient en place mais la synthèse de ces éléments n’était pas aboutie. Les formations Fotomasterclass de l’agence VU, que j’ai suivies au début des années 2000, m’ont permis à la fois préciser les sujets sur lesquels je souhaitais travailler mais aussi de tester et d’affiner la colorisation que je souhaitais mettre en oeuvre. Ceci dit, on ne peut pas négliger l’importance du contexte global car cette évolution personnelle n’a été possible que dans la mesure où simultanément au développement du numérique, un intérêt et une reconnaissance pour les procédés alternatifs est apparu.

Travaillez-vous actuellement sur une nouvelle série ? Si oui, pouvez-vous nous en parler ?

Je travaille actuellement sur deux séries. L’une, que je vais achever cet été, De Skagen à Tallin porte sur la côte Balte et s’échelonne au fil de plusieurs voyages du Danemark à l’Estonie, l’autre est un travail au long cours sur le monde de la pêche dans un port du Finistère.

Le travail d’Irène Jonas est exposé jusqu’au 17 septembre 2025 à l’Atelier/ Galerie Taylor à Paris où sont présentées des images réalisées en Pologne, République Tchèque et dans l’est de l’Allemagne, autour de grands évènements historiques du XXème siècle, de temps industriels révolus, de théâtres de luttes syndicales.

Site d’Irène Jonas

 

Gilles Courtinat
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