
Depuis 1999, le japonais Ken Kitano construit une œuvre singulière et profondément humaine comme une tentative pour donner un visage à des collectifs humains.
Cette série photographique baptisée « Our Face » (« notre visage »), à la fois conceptuelle et artisanale, superpose les portraits de dizaines d’individus appartenant à une même communauté, étudiants, moines, ouvriers, enfants, femmes voilées, pour faire émerger une image composite, un visage collectif. Le résultat est troublant. Des silhouettes fantomatiques, des traits flous, des regards qui se confondent, comme si l’identité individuelle s’effaçait au profit d’une personnalité commune.
L’origine de ce projet remonte à une double tragédie survenue au Japon en 1995, le tremblement de terre à Kobe et l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo. Ces événements ont profondément marqué Kitano, qui a pris conscience de son incapacité à imaginer la souffrance de ses concitoyens. Il s’est alors interrogé. Comment ressentir le monde « comme si c’était soi » ? Cette quête d’une empathie radicale l’a conduit à rencontrer des personnes de tous horizons, à capturer leurs visages et à les fusionner en images uniques, dans un processus qu’il qualifie de « photographie de l’accumulation » .
Contrairement à de nombreux artistes contemporains qui utilisent des outils numériques pour agréger des images, le photographe privilégie une approche traditionnelle en chambre noire. Il superpose manuellement plusieurs négatifs qui seront projetés sur une même feuille de papier photosensible, en ajustant minutieusement l’exposition de chaque portrait. C’est un long processus qui exige beaucoup de rigueur et n’autorise pas l’erreur. Chaque visage doit être aligné, souvent au niveau des yeux, avec beaucoup de précision pour créer une harmonie visuelle. Le résultat est une image unique, à la fois individuelle et collective, qui évoque une forme de mémoire partagée.
Cette exploration des identités collectives s’inscrit dans une tradition photographique qui interroge les typologies sociales, à l’instar de Nancy Burson ou August Sander. Cependant, là où ce dernier cherchait à représenter des individus typiques de leur classe ou profession, Kitano efface les particularités pour révéler une essence commune. Ses portraits composites ne représentent pas une personne réelle, mais une entité collective, un « visage » qui transcende les différences individuelles dans une approche qui remet en question les notions d’identité, de représentation et de hiérarchie sociale.
Le projet a débuté au Japon, mais a rapidement été étendu à d’autres pays d’Asie, notamment la Chine, l’Inde, la Corée, l’Indonésie et la Thaïlande. Il a photographié des groupes variés: des travailleurs journaliers, des femmes musulmanes, des enfants, des moines, des policiers, des personnes âgées, des manifestants,… Chaque image reflète une communauté spécifique, tout en s’inscrivant dans une vision globale de l’humanité.
Le projet est en constante expansion. Kitano prévoyant de poursuivre ses voyages à travers le monde, en Europe, en Amérique et en Afrique, pour continuer à capturer la diversité humaine. Chaque nouvelle réalisation enrichit cette mosaïque globale, offrant une réflexion sur la coexistence, l’empathie et la condition humaine à l’ère de la mondialisation. En fusionnant tous ces visages, le photographe nous invite à voir au-delà des différences apparentes, à reconnaître notre humanité partagée. C’est une œuvre puissante qui nous rappelle que, malgré nos singularités, nous sommes tous connectés par des expériences communes, des émotions universelles et une quête collective de sens. Au-delà de l’aspect esthétique, « Our Face » est une invitation à l’empathie, à ressentir l’autre comme soi-même. En effaçant les distinctions individuelles, Kitano nous pousse à reconnaître notre humanité partagée. Ses images, à la fois anonymes et universelles, nous confrontent à notre propre identité et à notre place dans le monde. Elles nous rappellent que, malgré nos différences, nous partageons toutes et tous une même condition humaine.
- Tateyuki Adachi
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