
Lucien Péraire, ouvrier espérantiste français, entreprend, entre 1928 et 1932, un long voyage de 30 000 kms à vélo à travers l’Europe, l’URSS, la Mandchourie, le Japon, la Chine et l’Indochine jusqu’à Java.
Ce périple à bicyclette, réalisé après la Première Guerre mondiale et ses traumatismes, vise à démontrer qu’une communauté transnationale et solidaire est possible grâce au réseau mondial des espérantistes. Ce voyage n’est pas qu’un simple exploit sportif, c’est aussi le reflet d’un idéal: l’émancipation de la classe ouvrière et la promotion de l’internationalisme, valeurs intrinsèquement liées à l’espéranto. Lucien Péraire est issu d’un milieu ouvrier. En 1927, à l’âge de 21 ans, alors qu’il effectue son service militaire, il apprend l’espéranto seul et en secret. L’armée organise une visite des monuments de la Grande Guerre à Verdun, ce sera un moment qui marquera profondément Lucien. Face aux endroits où on eu lieu de sanglant combats et aux milliers de restes humains entassés dans l’ossuaire, il est horrifié. Mais plus encore que le souvenir du conflit, c’est la dimension sociale de cet environnement qui l’interpelle: dans les anciennes tranchées, des chercheurs de métaux extraient du cuivre dans des conditions précaires. Cette scène illustre à ses yeux une injustice criante.Tandis que ces travailleurs survivent dans la misère, d’autres vivent dans l’opulence. « Profiteurs de guerre nationaux, ceux de la guerre et de l’après-guerre qui jouissent avec arrogance dans leurs palais de parasites.» Ce contraste renforce chez lui son rejet des nationalismes et sa volonté de promouvoir la solidarité des peuples à travers l’espéranto. Lucien perçoit dans la langue internationale une arme contre l’ignorance, les préjugés et l’égoïsme, des sentiments qu’il estime exploités par les puissants pour attiser les guerres. Dès 1928, il participe au congrès de la SAT (Sennacieca Asocio Tutmonda, Association mondiale anationale) à Lyon, qui réunit 200 participants venus de 35 pays. Il découvre avec enthousiasme un espace où les travailleurs du monde entier peuvent échanger sans barrières nationales ou linguistiques. Cette expérience forge sa conviction que l’espéranto est un instrument clé pour abolir les divisions artificielles et favoriser une fraternité au delà des frontières.
Départ pour un tour du monde en vélo
En 1928, Lucien répond à une annonce de Paul Posern, un ouvrier allemand qui cherche un compagnon pour un voyage à vélo autour du monde. Ce dernier, espérantiste et membre de la SAT ainsi que de l’UEA (Universala Esperanto Asocio, Association universelle d’espéranto), est attiré par une dimension plus neutre et culturelle du mouvement. Lucien, quant à lui, y voit l’opportunité de concrétiser un projet de voyage en URSS et de vérifier si une alternative socialiste est réellement en train d’émerger. Lucien quitte son village de Lavardac dans le Lot et Garonne et rejoint Paul en Allemagne, où il découvre un mouvement espérantiste bien plus développé qu’en France. Il assiste aux manifestations du Front rouge à Leipzig et rencontre Richard Lerchner, figure influente de l’espérantisme ouvrier. Fin août 1928, le duo s’élance en direction de l’Est. Tout le long de son périple, Lucien rassemblera une importante documentation composée de carnets de notes en sténographie, de cartes géographiques, de photographies, de cartes postales et d’autres documents témoignant de son périple.
À travers l’Europe et jusqu’à l’URSS
Leur parcours les mène à travers l’Autriche, la Hongrie, la Pologne et la Crimée jusqu’à Novorossiysk sur la mer Noire. L’hiver les ralentit, mais ils sont souvent hébergés par des espérantistes, preuve de la force du réseau international qu’ils explorent. En Crimée, des enfants d’un kolkhoze les aident, montrant comment l’espéranto est enseigné comme une ouverture sur le monde. Les compagnons cyclistes financent modestement leur vie en vendant des cartes postales sur leur expédition et en organisant des soirées de causeries et de chansons. Le voyage se poursuit ensuite vers l’Ukraine, alors soviétique, où Lucien observe les stigmates de la guerre civile, entre villes en ruines et ambiance pesante. Mais le passage en Russie se complique, les routes sont quasi inexistantes, et la boue entrave leur progression.
L’expérience soviétique, espoir et désillusions
À Novorossiysk et Irkoutsk, durant le rude hiver russe qui rend le voyage impossible, Lucien travaille en usine et découvre la réalité du socialisme soviétique. S’il admire les avancées en éducation et en santé, il est confronté à la bureaucratie, aux pénuries et aux inégalités persistantes. Il prend conscience du tournant autoritaire de l’URSS stalinienne et du recul progressif de l’espéranto, d’abord soutenu par le régime puis marginalisé à partir de 1936. Paul et Lucien finissent par se séparer. Paul part vers le sud, mais faute de visa pour la Perse, il devra rebrousser chemin et rentrera chez lui. Lucien, quant à lui, se tourne vers la Sibérie et l’Asie. En absence de routes carrossables, il conçoit et fabrique un vélo capable de rouler sur les rails du Transsibérien, innovation qui lui permet de progresser plus efficacement dans cette vaste étendue dépourvue d’infrastructures.
Conflits en Mandchourie et arrivée au Japon
A l’entrée en Mandchourie, les douaniers arrêtent Lucien et lui demandent : « Êtes-vous juif ? » « C’est la première fois que l’on me pose une telle question. Peut-être à cause de la légende du juif errant ? Et subitement je comprends toutes les haines, les malentendus et les rancœurs dont est accablé de par le monde le peuple juif. » Il atteint Harbin au printemps 1930, ville cosmopolite refuge des Russes blancs et découvre une région tiraillée entre conflits sino-soviétiques et menaces japonaises. Il est témoin des tensions raciales et des divisions qui annoncent la guerre. Arrivé ensuite au Japon, il est accueilli chaleureusement par les espérantistes qui organise sa traversée du pays et lui permettent de rencontrer des personnalités qui n’appartiennent pas à son milieu social: médecins, commerçants, architectes, et même un courtisan de l’empereur. Comme en Allemagne, il est surpris par le développement industriel du pays mais aussi par la qualité des infrastructures et la force de l’organisation sociale. Il relève toutefois le cloisonnement de la société et la relégation des femmes et perçoit le contrôle social strict exercé par l’État. On lui offre un appareil photo dont il se servira pendant la suite de son voyage pour réaliser quelques images d’assez piètre qualité.
À travers la Chine en guerre
Son arrivée à Shanghai coïncide avec une période de troubles. Les autorités tentent de le dissuader de traverser le sud du pays en proie à la guerre civile. À Canton, il enseigne l’espéranto, mais ses cours font l’objet d’une campagne de dénigrement de groupuscules nationalistes chinois, qui voient dans l’espéranto une remise en cause de la supériorité de leur langue. Malgré les difficultés, il poursuit son chemin vers le sud. Il s’interroge souvent sur la méfiance voire l’hostilité dont il fait l’objet lors de cette traversée et réfléchit sur le système des concessions, système colonial qui, sans dire son nom, exploite les ressources du pays, encourage les divisions internes et reproduit sur la terre asiatique la concurrence conflictuelle entre puissances coloniales.
Un témoignage rare sur la colonisation française en Indochine
Arrivé en Indochine, Lucien prend connaissance au gré de ses rencontres, des récits d’atrocités coloniales: famines organisées, répressions, humiliations, ségrégation raciale omniprésente. À Hanoï comme à Saïgon, il donne des conférences sur l’espéranto, organisées par le mouvement local. Le succès est rapide. Les autorités françaises comprennent vite le caractère subversif de l’espéranto, dont la revendication n’est pas directement indépendantiste, et donc plus difficile à combattre ouvertement, mais exige égalité entre colons et indigènes, entre les cultures française et vietnamienne. Malgré la malaria qui l’affecte, Lucien réussit à poursuivre son voyage et à quitter la colonie..
Dernière étape : les Indes néerlandaises et le retour
Fatigué et affaibli par la maladie, Lucien atteint Java. Il ressent à la fois l’isolement et une profonde empathie pour les populations locales qu’il observe avec une attention nouvelle.
En janvier 1932, à Singapour, il s’interroge sur son avenir. L’état du monde, entre montée des nationalismes et crises économiques, lui fait pressentir une nouvelle guerre. Il hésite : rentrer en France, poursuivre son voyage, retourner en URSS ? « En ce moment, je suis dans une situation qui n’est pas très risible, et assez embarrassante. Je crois fermement que le printemps prochain va amener la guerre ou des révolutions dans le monde. Que dois-je faire ? Dois-je rentrer en France ? Dois-je continuer mon voyage ? Dois-je rentrer en Russie ? Ces trois questions me tourmentent […] Que dois-je faire ? »Finalement, il choisit de revenir en France.
Un héritage humaniste et espérantiste
De cette aventure, Lucien tire une certitude : le nationalisme, la xénophobie et l’exploitation sont les causes des conflits. L’espéranto, en favorisant les échanges directs entre peuples, constitue selon lui un outil de paix. À son retour, il rassemble ses notes, photos et témoignages, produisant deux récits de voyage, l’un en français et l’autre en espéranto qu’il essayera à plusieurs reprises de faire éditer mais sans succès. Néanmoins, cela reste le témoignage d’une exceptionnelle aventure et de l’idéal d’un monde où la compréhension mutuelle l’emporterait sur les divisions, vision qui garde encore aujourd’hui toute son actualité.
« Le patriotisme est un sentiment honorable qu’il est très difficile d’extirper et de nier, quelle que soit la nationalité visée. Peut-être un jour, grâce à l’espéranto, les hommes et les peuples comprendront-ils que si chaque patrie est respectable, le salut des patries, donc de l’humanité toute entière, ne peut être que la somme des bienfaits de chaque patrie. Le contraire ne peut être qu’une forme de suicide collectif. » (Lucien Péraire)
Cette aventure hors du commun a fait l’objet d’un très important travail de recherche et de préservation de la part d’une équipe menée par Pascal Dubourg-Glatigny, directeur de recherche au Centre Alexandre-Koyré (Centre de Recherche en Histoire des Sciences et des Techniques, EHESS/CNRS/MNHN).
Ce travail remarquable est accessible en ligne.
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