Catherine Leroy, Vietnam, été 1966. © Dotation Catherine Leroy

C’est un livre de photos et de mots de la photographe Catherine Leroy qui, à 21 ans, décide de rompre avec une vie banale et de se lancer dans l’aventure la plus risquée de son époque: devenir photographe de guerre au Vietnam.

En février 1966, sans expérience professionnelle, mais animée d’une volonté farouche et d’un sacré culot, Catherine Leroy s’équipe d’un appareil Leica acheté à crédit, réunit assez d’argent pour un billet d’avion aller simple et s’envole pour Saigon. Elle entre alors presque par effraction dans un monde d’hommes: celui des correspondants de guerre, des militaires et des mercenaires, où les femmes sont rares et presque toujours marginalisées. Le livre « Un aller simple pour le Viêt-nam 1966-1968 » est la restitution de ces trois années où la jeune femme s’immerge au cœur du conflit. L’ouvrage mêle ses photographies, parfois inédites, et ses lettres adressées à ses parents, documents émouvant de par leur spontanéité et leur lucidité. Ces écrits dévoilent l’intimité de son quotidien: les difficultés matérielles, la recherche incessante de piges auprès des agences de presse, la maladie, les blessures, mais aussi les élans de joie, l’ivresse de l’action et le sentiment d’être « portée par les événements ».

Dès son arrivée au Vietnam, elle comprend que sa position de femme peut être à la fois un handicap et un avantage. Méprisée par certains confrères français qui la considèrent comme une intruse, elle trouve davantage d’appui auprès des journalistes américains. Sa nationalité et sa singularité lui ouvrent parfois des portes inattendues: un colonel amusé par sa témérité l’embarque en hélicoptère sur une opération. Un général lui accorde l’accès à ses troupes et un autre militaire l’accueille comme une mascotte respectée. Mais cette légitimité, elle doit sans cesse la reconquérir en marchant, dormant et combattant aux côtés des soldats, en supportant avec eux la faim, la fatigue et la peur.

Les lettres qu’elle envoie décrivent avec minutie cette guerre étrange, sans ligne de front, où un ennemi invisible guette dans les rizières et la jungle. Elle partage la vie des boys et photographie les assauts, les bombardements, la mort, mais aussi les moments d’attente et de découragement. Ses récits évoquent des scènes d’une grande intensité: adolescents manifestant contre le gouvernement de Saigon, blessés allongés sur des brancards improvisés, soldats épuisés, hagards, qui lui confient qu’ils écrivent « n’importe quoi » à leurs familles pour les rassurer.

Catherine Leroy se distingue par sa capacité à pénétrer l’univers des combattants et à se faire accepter comme l’une des leurs. Dans ses lettres, elle raconte comment elle se moque des convenances, partage les rations, n’hésite pas à dormir sous un poncho avec plusieurs GI’s., endure les mêmes marches épuisantes. Elle insiste sur l’importance de se montrer aussi sale, aussi fatiguée qu’eux pour être reconnue. De cette immersion naissent des images fortes: regards vides, gestes de fraternité, intensité des combats, brutalités infligées à des prisonniers, visages jeunes prématurément usés par la guerre.

Son audace la mène jusqu’à un exploit inédit: en février 1967, elle devient la première femme à effectuer un saut de combat avec les parachutistes américains de la 173e Airborne, lors de l’opération Junction City. Elle saute de concert avec 700 hommes et photographie l’action en plein ciel. Comme elle est petite et menue, il a fallu la lester afin qu’elle n’atterrisse pas loin du théâtre des opérations. L’événement fait la une de la presse internationale, de Life au New York Times. Elle en tire une fierté légitime: non seulement, elle a prouvé qu’une femme pouvait participer à une opération militaire de ce type, mais elle a aussi conquis une reconnaissance professionnelle qui la place au rang des grands reporters de son époque.

Mais derrière cette réussite, la réalité reste amère. Elle vit dans une constante précarité: ses revenus dépendent du nombre de photos vendues aux agences ou aux magazines. Elle enrage contre les concurrents qui tentent de la faire exclure, se bat pour renouveler ses accréditations, souffre de la malaria et de blessures, et endure la solitude des retours à Saigon, ville festive mais oppressante. Elle fait preuve dans ses lettres d’une grande lucidité. On y retrouve sa personnalité singulière, ironique, indépendante, parfois brutale. Elle sait que la guerre est absurde, que ses images peuvent servir des propagandes opposées, mais elle considère que sa mission est d’être un témoin, de voir et de montrer.

Elle dit refuser de se laisser piéger par les sentiments, se méfier des relations amoureuses, affirme qu’elle « garde son cœur pour autre chose ». Elle revendique une existence marginale, « clocharde, mais exaltante », convaincue qu’il vaut mieux vivre dangereusement que céder à une vie bourgeoise. Son humour mordant se mêle à des confidences troublantes, comme lorsqu’elle confie avoir voulu se jeter dans le Mékong après avoir cru perdre sa carte de presse.

Ses photographies et ses lettres montrent aussi les contradictions du Vietnam: la légèreté des moments de repos, les spectacles organisés pour les soldats, les fêtes de Têt à Saigon où les pétards se confondent avec des tirs d’armes, contrastent avec la dureté des opérations militaires et la vision quotidienne de la mort. Catherine Leroy parvient à restituer cette ambivalence: une guerre à la fois lointaine et proche, où la violence coexiste avec des instants d’humanité.

Ce qui frappe dans ce témoignage fait d’images et de mots sans fard, c’est la voix d’une jeune femme à peine sortie de l’adolescence qui aura choisi de s’exposer volontairement aux horreurs de la guerre pour exister en tant que photographe. Aujourd’hui encore, son œuvre résonne comme celle d’une pionnière du photojournalisme, qui a ouvert la voie à d’autres femmes et qui a su donner un visage humain à une guerre trop souvent réduite à des statistiques ou à des enjeux géopolitiques. « Disons que je me promène les yeux ouverts, la poche encore légère, et que cette vie clocharde, somme toute, me plaît. Et puis zut, quand on est jeune, autant vivre dangereusement. Mes activités sont excitantes, je suis portée par les événements et ici, comme vous savez, ça ne manque pas ! »

En 1968, elle quitte le Vietnam mais y reviendra en 1975 lors de la chute de Saigon, puis en 1980 dans un pays réunifié. Malgré la force de son œuvre, elle s’éteindra à 61 ans à Los Angeles en 2006 dans un relatif oubli. Ce livre, fruit du travail de la Dotation Catherine Leroy créée en 2011, reconstitue son parcours et offre au lecteur l’opportunité de (re)découvrir l’univers d’une grande photographe de guerre.

« Un aller simple pour le Viêt-nam 1966-1968 », Ed. Atelier EXB, 240 pages, 157 photographies, 45 €

Gilles Courtinat
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