© Julie Glassberg

Embarquons avec la photographe pour explorer l’univers des Dekotora japonais, ces camions décorés de manière extravagante, phénomène issu d’une tradition née dans les années 60.

On peut parfois croiser sur les routes françaises un poids lourd dont le tracteur a été décoré mais rien de vraiment comparable avec l’exubérance qui préside à la décoration de ce type de véhicule dans d’autres pays comme l’Inde, le Pakistan, la Colombie, le Guatemala ou les Philippines. Là bas les divinités comme Krishna et Jésus ou les stars de cinéma le disputent avec les fleurs, les formes géométriques, les symboles ésotériques et les slogans tels que « Horn please » (« Klaxonnez SVP ») ou « Yo manejo, Dios me guia » (« Je conduis, Dieu me guide »). Kitsch à souhait, hyper colorés, ces véhicules tracent la route dans une débauche ornementale où le moindre centimètre carré se doit d’être recouvert pour le plus grande fierté de son conducteur. Il est un autre pays où cette opulence décorative se retrouve, c’est le Japon avec les dekotora, camions ultra décorés qui sillonnent les routes de l’archipel nippon. A l’occasion d’un séjour dans le pays, la photographe Julie Glassberg s’est intéressée à cette communauté à la réputation un peu sulfureuse et dont elle a voulu porter témoignage.

Entretien avec Julie Glassberg

Vous avez réalisé « Bike Kill » une première série sur un club de cyclistes américains assez particulier. Qu’est ce qui vous intéresse dans ce genre de sujet?

Je m’intéresse depuis toujours aux subcultures et aux cultures underground, aux personnes qui ne rentrent pas dans le moule et dont le mode de vie ne correspond pas vraiment au modèle de la société. Au début, c’était surtout le côté déjanté des joutes de vélos et leur originalité qui m’attiraient. Mais très vite, je me suis intéressée au côté humain : leur mode de vie, leurs interactions. Mon amour pour la photo vient de la photographie humaniste, et avec eux je voulais capter justement leur humanité. Leur look et leurs comportements peuvent sembler intimidants au premier abord, mais en réalité ce sont des gens très libres, curieux de beaucoup de choses, et souvent très cultivés. Ce qui m’intéresse dans mes sujets, c’est cette liberté d’esprit, cette manière de s’émanciper du regard des autres, et le décalage entre l’image qu’ils renvoient à une société bien rangée et ce qu’ils sont réellement. Quand je vivais à New York, je trouvais souvent les relations humaines assez superficielles. Avec eux, au contraire, j’aimais la profondeur de leurs rapports et la créativité avec laquelle ils faisaient face aux épreuves de la vie.

Vous avez ensuite commencé le sujet « Dekotora » au japon. De quoi s’agit-il et qu’est-ce qui vous a amené à vous y intéresser plus particulièrement?

Mon approche pour Dekotora était assez similaire. Je vivais au Japon en 2015-2016 et je tenais à documenter une culture peu connue, aussi bien des étrangers que des Japonais eux-mêmes. J’avais découvert le magnifique travail du photographe Masaru Tatsuki, qui avait réalisé des portraits des conducteurs et de leurs camions au début des années 2000. Ça m’a donné envie d’en savoir plus sur cette communauté : qui ils étaient, comment ils vivaient… Alors, quand je me suis installée au Japon en 2015, je suis partie à la recherche de ces chauffeurs et de leurs incroyables créations roulantes. Au-delà de l’esthétique spectaculaire de leurs camions, c’est surtout leur passion, leur dévouement et la poésie de cette culture qui m’ont marquée. Derrière chaque décor lumineux se cache une histoire personnelle, un engagement, et une grande fierté de partager quelque chose qui disparaît peu à peu.

Depuis combien de temps ce phénomène existe et comment cela a t’il commencé?

Les dekotora sont apparus à la fin des années 60, début des années 70. Au départ, ils étaient peu nombreux et on les voyait surtout dans les zones suburbaines et rurales du Japon. Les décorations servaient à l’origine à faire de la publicité : les chauffeurs peignaient sur leurs camions leur lieu d’origine et le contenu de leur cargaison. À l’époque, il n’y avait pas encore de clubs, c’était plutôt des copains qui se retrouvaient le weekend. Puis, en 1975, est sortie la série de films Torakku Yarō (Les Camionneurs). Pour le tournage, le premier club de dekotora a été créé : Utamarokai. Le club a continué à exister après la série, qui a compté dix films. C’est ce club que j’ai principalement suivi entre 2015 et 2023. Utamarokai est le plus grand club du Japon et a des chapitres un peu partout dans le pays.

C’est un milieu assez masculin dans un pays assez phallocentré. Etre une femme a-t’il été un atout ou un frein?

Être une femme, et surtout une femme étrangère, m’a vraiment aidée. Je ne représentais aucune menace à leurs yeux, et le côté “exotique” les amusait. Ils étaient très fiers de partager leur passion avec moi. J’ai eu la chance de rencontrer très tôt le chef d’Utamarokai, qui m’a immédiatement embarquée avec eux. Tous les conducteurs du club ont toujours été extrêmement respectueux, et certains sont même devenus des amis avec le temps.

Comment s’est déroulé votre travail? Vous avez pu voyager avec les chauffeurs. Comment ça se passait?

J’ai rencontré Mr. Tajima, le boss d’Utamarokai, lors d’un événement de dekotora. Grâce à une amie japonaise, j’ai pu lui expliquer ma démarche, et à partir de ce jour-là, j’ai commencé à les suivre seule, aussi souvent que possible. Je les accompagnais aux événements, lors de leurs sorties, aux karaokés, sur la route, au travail, ou encore pendant leurs activités de charité. J’ai même logé chez certains chauffeurs et dormi dans des camions sur des parkings d’autoroute. La plupart du temps, ça se passait très bien : les chauffeurs étaient curieux et on discutait de sujets très variés. Parfois — mais vraiment rarement — certains pouvaient être un peu mal à l’aise, parce qu’ils ont l’habitude de voyager seuls, et qu’en plus j’étais une femme. Et il y avait toujours un petit appel du boss après un trajet, pour vérifier que j’étais bien arrivée. Il a un vrai rôle de père avec les membres d’Utamarokai, et il m’a aussi prise sous son aile, un peu comme un père.

Quelle a été la principale difficulté que vous ayez rencontré?

La principale difficulté, c’était la langue. J’avais pris des cours de japonais, mais mon niveau restait très basique et les chauffeurs ne parlaient pas un mot d’anglais. Parfois, ça m’aidait presque, parce que je me concentrais uniquement sur l’image et l’observation. Mais dans les moments d’échanges, même si souvent c’était drôle, ça pouvait créer des situations compliquées — surtout avec le boss, avec qui la relation et les discussions sont très codées. Il est facile de faire un faux pas. Heureusement, je m’entendais vraiment bien avec deux ou trois camionneurs qui m’ont aidée à traverser ces moments plus délicats.

Comment est perçu ce phénomène assez « voyant » dans un pays où la discrétion et la retenue sont de mise?

Au Japon, ce n’est pas très bien vu. Les conducteurs sont souvent perçus comme des “bad boys” et leurs camions peuvent impressionner, voire intimider, sur la route. Mais en même temps, il y a une vraie fascination pour toutes ces décorations. Et ce côté exubérant n’est pas si étranger à la culture japonaise : on le retrouve dans les temples richement ornés, les corbillards ou encore les festivals. Ça fait profondément partie de la culture populaire. Le zen et l’esthétique épurée, en réalité, sont plutôt réservés à une élite. Et au fond, ces camionneurs sont tout ce qu’il y a de plus japonais, autant dans leurs comportements que dans leur rapport aux traditions.

Beaucoup de vos photos ont été faites de nuit ou au crépuscule. Pourquoi ce choix?

Je voulais vraiment mettre les camions en valeur. Ce sont des personnages à part entière, et chacun a même un nom. Le crépuscule permettait de montrer à la fois les décorations et les lumières, tout en gardant une part de paysage pour donner du contexte quand c’était possible. Et puis je tenais aussi à garder une esthétique cinématographique, avec une ambiance road movie, en écho aux films Torakku Yarō, qui ont une place très importante dans leur culture.

Dans d’autres pays on décore aussi les camions (Pakistan, Inde, Etats Unis, Guatemala, Colombie, Jeepneys aux philippines). Qu’est-ce qui différencie le Japon sur ce point ?

Ce qui différencie le Japon, ce sont les décorations elles-mêmes. Elles font souvent référence à des mythes ou à des personnages japonais, et les inscriptions reprennent des expressions ou des textes propres à la culture japonaise. À l’intérieur aussi, on retrouve parfois des éléments typiquement japonais : des tatamis, des portes coulissantes, ainsi que des tissus en velours ou inspirés de ceux des kimonos.

Concernant les décorations des camions japonais, que représentent elles et qu’elle sont leurs significations?

Chaque propriétaire exprime à travers les décorations ce qui lui tient à coeur. C’est une manière d’affirmer sa personnalité. Il y a autant de styles que de camionneurs. Certains disent même que leurs camions transportent les rêves de ceux qui n’ont pas la possibilité de les décorer eux-mêmes.

Est-ce un monde en devenir ou en train de disparaitre?

Il y a toujours des effets de mode, mais globalement c’est un monde qui tend à disparaître. Chaque année où j’ai travaillé sur ce projet, les camions de travail étaient de plus en plus rares et difficiles à trouver. Il reste une grande communauté de dekotora “loisir”, mais les jeunes générations ne semblent pas s’y intéresser : c’est trop coûteux et pas très pratique. C’est aussi pour cette raison que j’ai poursuivi le projet sur plusieurs années, je voulais à la fois raconter leur histoire et archiver ce que je vivais avec eux. Un livre est d’ailleurs en cours de production chez les éditions Patrick Frey et sortira en 2026.

Le site de la photographe

Gilles Courtinat
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