
Chela Noori se bat pour ses sœurs afghanes qui subissent le joug funeste des talibans depuis qu’ils sont revenus au pouvoir, les femmes étant les victimes de multiples persécutions liées à leur genre.
Il y a chez Chela Noori tous les signes d’une double culture. Très bien intégrée dans la société française, elle n’en a pas pour autant oublié ses fortes convictions qui l’ont amenée à fonder l’Association Afghanes de France. Cela fait d’elle une militante courageuse de tous les soutiens à apporter à toutes ses sœurs, qui à Kaboul comme dans le reste du pays, subissent une répression jamais assez dénoncée par la presse internationale, à de trop rares exceptions près. Le témoignage qui suit, est un indispensable rappel pour activer une tardive solidarité élémentaire de plus en plus urgente face, entre autres, à l’épidémie de suicides qui sévit parmi les jeunes afghanes.
« En mai 2025, j’ai pris un avion pour Kaboul. C’était la première fois que je retournais en Afghanistan depuis que les Talibans ont repris le pouvoir. La décision n’a pas été simple. J’avais en moi une peur viscérale : peur de ce que j’allais découvrir, peur d’un monde figé par la terreur, peur de voir de mes propres yeux ce que je redoutais déjà en imagination. Dans mon esprit défilaient les clichés accumulés en Occident : des barbus armés, des rues surveillées, des femmes invisibles. Je m’attendais à entrer dans un pays où la vie s’était arrêtée.
Dès mon arrivée à l’aéroport, un premier constat m’a surprise : ce sont des femmes qui tenaient les guichets d’immigration. Certes, voilées et sous le contrôle du régime, mais présentes. Ce détail m’a frappée. Je m’attendais à un univers exclusivement masculin, à une scène où les femmes auraient totalement disparu de l’espace public. En voyant ces employées derrière leurs vitres, j’ai compris que la réalité serait plus complexe que les images simplistes.
Le premier choc fut le silence. Un Afghanistan muet, vidé de sa musique, de ses chants, de ses rires. Dans les rues, tout semblait assourdi, comme si le pays entier portait un deuil permanent. Ce silence n’était pas seulement sonore : c’était un silence intérieur, imposé, celui d’un peuple qui n’ose plus parler, qui vit sous la menace constante.Et pourtant, au milieu de ce mutisme, je voyais des routes élargies, des infrastructures nouvelles. On m’expliquait que le régime avait engagé des travaux pour moderniser les grands axes et améliorer l’image du pays. Mais à quel prix ? Qui avait financé cela ? Qu’étaient devenues les familles dont la maison avait été détruite pour permettre les travaux ?
J’ai posé la question sur place : on m’a répondu que ces routes étaient construites par les Chinois. Pour certaines familles, un dédommagement a été proposé, mais pour beaucoup d’autres, l’expulsion fut brutale, sans solution. Jetées dehors comme des malpropres, elles ont dû se reloger là où elles pouvaient : dans des logements insalubres, exigus, parfois sans eau ni électricité. Et tout cela à des prix exorbitants, car à Kaboul le commerce de l’immobilier a explosé. Les loyers s’envolent, notamment à cause de l’afflux de réfugiés venus s’entasser dans la capitale. Voilà le vrai coût de ces routes : derrière chaque mètre de goudron, des familles déracinées et des vies brisées.
Sur le plan humanitaire, la réalité m’a bouleversée. Les hôpitaux manquent de tout : pas assez de lits, de médicaments, de matériel. Les médecins sont épuisés, souvent impuissants. Dans tout le pays, il y a peu de mendiants visibles. Ce n’est pas parce que la pauvreté aurait reculé, mais parce qu’une loi des taliban l’interdit. À la place, ce sont les enfants qui travaillent, sous un soleil caniculaire, sans casquette ni protection, à ramasser des cannettes, des bouteilles, tout ce qui peut être revendu pour rapporter quelques afghanis à la maison. Ces scènes sont insoutenables : des petites mains d’à peine dix ans plongées dans les poubelles, des visages brûlés par le soleil, et derrière eux des familles qui survivent grâce à ces quelques pièces gagnées au prix de leur enfance.
Le constat est le même partout en Afghanistan : Kaboul, Kandahar, Herat, Ghazni, Parwan, Bamiyan, Torkham, Islam Qala… En deux voyages, j’ai parcouru plus de 7 000 kilomètres et traversé quinze grandes provinces et villes. Partout, la pauvreté, la précarité et la peur s’imposent. Mais partout aussi, j’ai trouvé une même dignité, une même volonté de résister, même dans les gestes les plus simples.
Les femmes, surtout, sont devenues la véritable résistance de ce pays. Elles luttent à leur manière, parfois dans un silence stratégique, parfois dans un courage éclatant. Elles défient le régime en refusant le port systématique de la burqa, en sortant sans mahram (chaperon), en continuant à travailler discrètement. Chaque geste de liberté est un acte de résistance. Derrière les murs des maisons, dans les cours des écoles clandestines, dans la rue, les femmes tiennent tête au régime. Leur lutte est silencieuse mais tenace.
Certaines scènes m’ont profondément marquée. À Herat, un checkpoint taliban nous arrêta. J’étais au volant de la voiture. Le garde, en me voyant conduire, s’est précipité vers nous, scandalisé. Selon lui, une femme ne pouvait pas conduire. Il répétait que j’allais provoquer des accidents parce que, pour lui, c’était une évidence : une femme ne savait pas conduire, point. Mon mahram lui montra mon permis de conduire français, mais cela ne changea rien. Pour lui, ce document n’avait aucune valeur. Je dus changer de place, céder le volant. Cette humiliation publique n’était pas seulement une atteinte à ma liberté : elle résumait toute l’idéologie d’un régime qui nie aux femmes jusqu’au droit de tenir un volant.
Lors de mon premier voyage, j’ai aussi visité deux camps de réfugiés : l’un à Torkham, à la frontière du Pakistan, et l’autre à Islam Qala, à la frontière iranienne. Là-bas, j’ai découvert une autre facette de la souffrance afghane. Des familles entières vivent dans des tentes ou des abris de fortune, exposées au vent, à la poussière et au froid la nuit. Les enfants courent pieds nus sur un sol brûlant le jour, glacial le soir. Les femmes, assises à l’entrée des tentes, attendent une distribution qui parfois ne vient jamais. Ce n’est pas une vie, c’est une attente sans fin, une survie au jour le jour.
Au second voyage, je suis retournée avec Youssef à Herat, où existent deux grands camps. Nous y avons organisé une distribution alimentaire. Mais ce moment, qui devait être un geste de solidarité, s’est transformé en scène de tension extrême. Les réfugiés, affamés, se sont précipités sur nous. Dans la cohue, nous avons été bousculés, malmenés. Certains n’avaient pas mangé depuis plusieurs jours. Peut-on leur en vouloir ? Non. Dans leur situation, j’aurais sans doute réagi de la même manière. Cette scène m’a profondément marquée : elle résume la faim, la rage et l’humiliation d’hommes, de femmes et d’enfants condamnés à survivre, oubliés de tous.
Au fil de ces deux voyages, j’ai compris que le peuple afghan vit aujourd’hui pris en étau : d’un côté la peur, l’absence de droits, la pauvreté, de l’autre la volonté farouche de ne pas céder, de rester debout. Derrière les routes élargies et les façades reconstruites, on découvre un pays fracturé, un pays où l’avenir semble suspendu. Mais derrière chaque visage, dans chaque regard croisé, j’ai perçu aussi cette lumière indestructible qui fait que l’Afghanistan continue d’exister : une dignité farouche, une résistance obstinée, et surtout une espérance têtue que, malgré tout, un autre futur reste possible. » (Chela Noori)
L’association Afghanes de France
- Chela Noori
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