© Youry Bilak d’après « La Cène » de Léonard de Vinci

L’exposition « Scènes de front » du photographe franco-ukrainien Youry Bilak, installée au Mémorial 14-18 de Notre-Dame-de-Lorette, offre un regard différent sur les réalités du conflit qui ravage l’Ukraine depuis 2014 pat des portraits de soldats mis en scène comme des grands classique de la peinture.

Dans les salles du Mémorial 14-18 de Notre-Dame-de-Lorette, au cœur d’un territoire marqué par l’histoire sanglante de la Première Guerre mondiale, l’exposition de Youry Bilak résonne avec une intensité particulière. Le lieu lui-même, cerné par les nécropoles, la nature ravagée, conserve la mémoire de combats qui, il y a plus d’un siècle, avaient ravagé la région le transformant en un paysage lunaire. C’est dans cette continuité mémorielle, dans ce dialogue entre les guerres du passé et celles du présent, que s’inscrit le travail du photographe. En choisissant d’exposer ici ses images du front ukrainien, il rappelle que l’histoire n’est pas close, que la violence des conflits continue de modeler des destins, des corps et des territoires, et que la guerre, loin d’être un souvenir lointain, est une réalité contemporaine.

 

Youry Bilak est un photographe engagé, mais son engagement ne passe pas par une dénonciation frontale faite de ruines, d’explosions et de combats. Il a choisi une approche plus originale, mais tout aussi efficace. Refusant de faire des photos déjà vues et vite oubliées, il a fait poser les combattant(e)s à la manière de grandes œuvres du patrimoine pictural, donnant à ses images une profondeur qui excède la simple documentation. Un principe simple, mais une portée symbolique forte. La référence à des œuvres inscrites dans la mémoire collective crée une double lecture. D’un côté, les images rappellent la tradition picturale occidentale, marquée par la grandeur des corps et la transcendance des figures. De l’autre, elles confrontent le spectateur à la réalité actuelle d’un conflit toujours en cours. Dans ces images, la guerre n’est pas représentée comme un spectacle. Elle prend plutôt la forme d’une expérience humaine universelle, faite de souffrance, d’attente, de perte et parfois de résilience silencieuse. « Ce sont des hommes et des femmes réels, avec leurs peurs, leurs silences, leurs histoires », explique l’auteur.

Le résultat est celui d’une mise en majesté sans triomphalisme, où la dignité prime sur le spectaculaire. La démarche possède également une dimension politique. En inscrivant ces combattants dans une iconographie universelle, l’auteur rappelle que l’Ukraine est partie prenante de cette culture, loin des récits qui voudraient la détacher ou la nier. La guerre apparaît ici comme un combat pour l’existence même d’une identité, non seulement territoriale, mais aussi culturelle. Si certains y voient un risque d’esthétisation de la souffrance ou de glorification excessive du conflit, d’autres, au contraire, saluent une manière de rendre visible ce que les chiffres de pertes ou les articles de presse ne disent jamais ou peu : la place des individus, leurs corps, leurs regards, leur histoire. Ce n’est ni un reportage de terrain, ni une simple reconstitution, c’est un travail de mémoire. En reliant le présent de la guerre à l’imaginaire des grandes œuvres, Bilak nous oblige à regarder autrement : non plus seulement la guerre, mais ceux qui la traversent.

L’exposition interroge aussi la manière dont nous percevons les conflits contemporains. À l’heure où les images circulent vite, où les informations se superposent, où l’émotion est souvent absorbée par le flux des écrans, ce travail propose une décélération. Il invite à regarder, à ralentir, à prendre le temps de regarder ces visages. Chaque image devient une rencontre, et chaque rencontre nous oblige à penser : que signifie vivre en temps de guerre ? Que signifie aimer, espérer, protéger, lorsque l’incertitude est permanente ? Cette exposition est enfin une invitation à réfléchir à notre propre rapport à la mémoire. Notre-Dame-de-Lorette est un lieu qui rappelle que l’Europe s’est construite sur des blessures profondes. Accueillir cette exposition ici revient à dire que la mémoire n’est pas un musée fermé. Elle est un fil vivant, tendu entre ceux qui ont souffert hier et ceux qui souffrent aujourd’hui. Elle nous engage, nous oblige, nous invite à ne pas détourner le regard et nous rappelle qu’aucune guerre n’est jamais lointaine.

Exposition

« Scènes de front », jusqu’au 04 janvier 2026,

Mémorial 14-18 de Notre-Dame de Lorette

Le site du photographe

 

Gilles Courtinat
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