Poilley, 1973. © Madeleine de Sinéty

Grande rétrospective consacrée à Madeleine de Sinéty au Château de Tours, une photographe dont le travail n’a été redécouvert que récemment et qui est marqué par un hommage touchant à la vie ordinaire.

Formée aux arts Décoratifs de Paris, fille d’une famille d’aristocrates désargentés, Madeleine de Sinéty débute comme dessinatrice de mode avant de se former, en autodidacte, à la fin des années soixante, à la photographie. Elle fait tout d’abord des images de son quartier, celui de la gare Montparnasse en pleine mutation et quelques images de rue. Ce sera ensuite New York lors d’un voyage avec son mari, puis elle s’intéressera aux cheminots et découvrira les réalités du monde ouvrier. La grande rencontre qui marque son œuvre se déroule en juillet 1972. Alors qu’elle revient d’un séjour en Bretagne, elle décide de quitter la nationale encombrée par le flot des voitures de vacanciers qui, comme elle, rentrent à Paris. Elle s’engage sur une petite route de campagne qui la mène au village de Poilley et ses 500 habitants en Ille-et-Vilaine près de Fougères. La lumière du jour déclinant, elle décide d’y passer la nuit et c’est le coup de foudre. L’odeur des foins, le bruit des charrettes et des chevaux lui rappellent ceux de la ferme du château de son enfance.

« Je suis arrivée à Poilley il y a vingt ans, tout à fait par hasard. J’habitais Paris et ne connaissais rien de la campagne. J’avais pourtant passé la plupart des étés de mon enfance à Valmer, le château Renaissance de mon arrière-grand-mère, dans la vallée de la Loire. Du haut de ma fenêtre mansardée, au troisième étage sous les toits, je pouvais apercevoir, par-dessus les jardins à la française et les hauts murs des écuries, un coin de la cour de la ferme du château. Je passais des heures à regarder les vaches entrer et sortir de l’étable en meuglant, les enfants de la ferme sauter dans le foin, les chevaux à longue crinière tirer lentement les hautes charrettes en bois aux grandes roues cerclées de fer. J’entendais les cris et les rires, le martèlement des roues sur les pavés ronds de la cour, le sifflet strident de la machine à battre. Je pouvais sentir toutes les odeurs de la ferme, le foin coupé, la bouse tiède, le lait caillé, mais je ne pouvais pas y aller. La ferme était un domaine interdit aux enfants du château ».

Madeleine de Sinéty comprend que c’est là qu’elle veut vivre et créer. Elle met fin à ses engagements d’illustratrice et s’installe dans une maison de ce village où elle passera dix ans de sa vie. Elle va se lier d’amitié avec les gens du cru, aidant aux travaux de la ferme, son appareil photo toujours à portée de main, tous les jours et en toutes saisons. Elle va ainsi documenter un monde en train de s’effacer progressivement, au nom du progrès. La France rurale est alors en pleine mutation avec la mécanisation de l’agriculture, l’optimisation forcée des parcelles par le remembrement, les paysans deviennent des exploitants agricoles et l’agriculture une industrie. Elle note de son journal :

« M. Denoual, de la Roche-Gaudin, me dit : C’est comme le remembrement, il y a six ans, quelqu’un est venu et nous a dit : Ce champ-là qui est à vous, on va vous le prendre et vous en donner un autre. C’était un bon champ, je ne voulais pas. On me l’a pris quand même, il n’y a rien eu à faire. On pouvait pas prendre un fusil et leur tirer dessus ! On n’était même pas propriétaires. Et puis un jour, ils viennent, ils disent : Il faut prendre un fusil pour défendre la patrie. Quelle patrie ? Y nous l’ont déjà prise, la patrie, c’est le gouvernement français qui nous l’a prise. »

Très bien acceptée par la population, elle s’intègre rapidement et enregistre les petits et grands événements de la communauté. On tue le cochon, on joue au foot, on fait les moissons, on se marie. Elle pénètre dans les intérieurs des fermes pour capter avec beaucoup d’empathie des moments de grande intimité. Elle produira ainsi 33 280 diapositives et 23 076 négatifs noir et blanc. Ses images pleines de tendresse et de respect pour ses sujets sont un témoignage précieux d’un monde révolu où la vie était rude, mais la solidarité réelle.

En 1985, elle s’établit avec sa famille aux Etats Unis dans le Maine où elle poursuit une carrière de photographe et documente des métiers en voie de disparition et le quotidien de familles monoparentales dépendant de l’aide sociale. Elle n’en oubliera pas pour autant Poilley où elle reviendra à plusieurs reprises. L’exposition met en lumière plusieurs séries de photographies, déclinées en cinq chapitres qui suivent les grandes étapes de sa vie : son travail sur les trains, les mutations de Paris, New York, le Maine et surtout ce village de Poilley qu’elle aura tant aimé. Le fil rouge de cette œuvre est marqué par la volonté de documenter des modes de vie en train de disparaître, doublé d’un sincère intérêt pour les gens de modeste condition qui posaient devant son objectif.

« Madeleine de Sinéty, Une vie. » jusqu’au 17 mai 2026, Jeu de Paume à Tours.

L’exposition sera ensuite présentée au Jeu de Paume à Paris en juin 2026.

 

Gilles Courtinat
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