
Cette expérience s’inscrit dans une démarche critique visant à interroger les incidences de l’intelligence artificielle générative sur le patrimoine photographique. Elle ne repose sur aucune reproduction directe d’œuvres originales, mais sur la celle d’images générées à partir de descriptions textuelles. Les similitudes troublantes observées participent concrètement à la mise en évidence des enjeux soulevés par cette problématique.
Roman Jehanno est connu pour ses portraits d’artisans et de travailleurs à travers le monde, mettant en lumière leur compétence et leur environnement de travail. Ce projet baptisé « Savoir-Faire », comprend plus de 450 photos réalisés dans divers pays, dont la France, le Japon, le Pérou et l’Afrique du Sud et lui a valu le prestigieux prix Hasselblad Masters en 2014. Comme de nombreux autres , il s’interroge sur l’impact qu’aura l’intelligence artificielle générative sur sa pratique photographique et l’industrie de l’image. Souhaitant pousser plus loin sa réflexion, il a décidé de se confronter avec la technologie dans une démarche originale. Les résultats de cette « expérience visuelle » l’ont surpris et inquiété en soulignant les dérives que peut engendrer cette innovation technologique. Il en tire une conclusion sans appel : « Préservons le vrai, préservons l’humain. »
Entretien avec Roman Jehanno :
Pourquoi avoir réalisé cette série Alternative Irreality?
J’ai un ami producteur dans la pub qui m’avait demandé fin 2022 début 2023, de me pencher sur l’IA, ayant des demandes de plus en plus fréquentes, et systématiquement je lui répondais non, non ça m’intéresse pas. Je lui ai expliqué que j’avais démarré avec une passion pour l’imagerie numérique, la composition d’images, la recomposition de trucs dans tous les sens, avec des personnages shootés en studio, des paysages shootés ailleurs, avec beaucoup de post-prod pour raconter des histoires qui n’existaient que dans ma tête. Que maintenant je faisais un travail qui s’appelle « Clic Clac Kodak », sans mise en scène, pour saisir des instants de vie les plus purs possibles. C’était donc une évolution du faux vers le vrai et ce n’était pas le moment de faire demi tour pour retourner vers l’imagerie factice.
Mais comme je suis quand même curieux, je me suis dit que j’allais quand même fouiller pour aller un peu plus loin dans l’explication de mon refus. Je me suis baladé sur Midjourney et me suis demandé ce que ça donnerait si j’essayait de recréer une des images, celle d’un luthier de la série « Savoir-faire ». Ca m’a sorti quatre images qui étaient assez surprenantes, parce qu’on était très très proche de mon style. Je me suis dit que c’est peut-être un hasard, qu’un portrait d’artisan finalement c’est quand même du clair-obscur dans un atelier. Le même exercice mais à la manière d’autres photographes donnaient le même résultat. Je me suis dit que la technologie ne savait pas faire autrement et que l’application d’un style pas super connu, ça marchait pas.
Cette idée d’essayer de recréer une photographie existante, ça m’a chatouillé l’esprit et je me suis dit je vais voir si je peux recréer des photos connues et jusqu’à quel point on peut arriver à la recréation de quelque chose qui existe, que ça allait forcément montrer les limites créatives, sentir qu’il y a des protections, tourner autour du pot en permanence sans atteindre ce qu’on veut, ou avoir des résultats qui vont être très proches, et dans ce cas là ça montrerait qu’il y a un problème. Il ne fallait pas que j’intervienne en tant qu’artiste, en tant qu’humain, il faut pas que ce soit moi qui prompte, parce qu’on va retrouver une intention et j’ai demandé à ChatGPT de faire une liste de 200 photographies les plus connues et ensuite pour chacune, je lui ai demandé de me faire des descriptions qui allaient me servir de prompt ensuite dans Midjourney. L’idée était aussi de ne pas le faire avec la plateforme générative d’OpenAI pour être sûr d’avoir deux bases de données séparées et qu’il n’y ait pas un historique de mes demandes quelque part qui pourrait parasiter le processus sans que je le sache. La première image que j’ai faite, c’était Migrant Mother de Dorothea Lange, et là ça a donné un portrait ressemblant à 98% à l’original, le même visage, le même nez, le même angle, il y a quelques différences mais les similitudes sont très problématiques à mon avis.
Donc tu t’es imposé un protocole de travail, mais est-ce que tu as modifié les prompts ou tu les as utilisé tels quels ?
La plupart d’entre eux, 170 sur 200, je n’y ai pas touché. Si je l’ai fait, c’est parce qu’au bout d’un moment, quand on utilise ChatGPT, plus on avance, plus il y a comme une fatigue, on sent qu’on a moins de puissance de calcul. Soit il faut rebooter, redonner les règles, parce qu’il ya a des oublis et qu’il faut redonner les infos comme le nom de l’auteur, etc. Les images où j’étais un peu obligé d’essayer de voir ce que je pouvais faire en modifiant, c’est quand il y a ça flirte avec les limites légales, quand il y a de la nudité comme avec la photo de Lee Miller dans la baignoire d’Hitler
Justement, quelles ont été les limites que tu as rencontré?
Ce qui marche le mieux ce sont les portraits très connus de gens très connus comme Winston Churchill ou la reine d’Angleterre. Une image qui a été plus compliquée peut-être un verrou de droit d’auteur, c’est l’image de Muhammed Ali par Neil Leifer lors du combat avec Sony Liston. Le corps d’Ali c’était un mélange entre Hulk et Mc Tyson, du cartoon quasiment. J’ai re-essayé plusieurs fois sans succès. Et celle d’Helmut Newton « Autoportrait avec June et les modèles » impossible aussi.
Il y a aussi pas mal d’inversions gauche droite de l’image.
C’est peut-être une manière un peu tartufe de dire c’est pas l’original parce qu’elle est inversée, ça brouille un peu les pistes. En tout cas c’est comme ça que je l’ai interprété. Il y a cette photo de Kevin Carter du jeune enfant famélique avec un vautour et ‘derrière la gare Saint Lazare de Cartier-Bresson.
Est-ce qu’il y a eu une ou plusieurs images qui ont été absolument impossibles à reproduire?
Celle qui m’a donné le plus de difficultés, c’était celle de Lee Miller dans la baignoire. Il y avait plein de trucs qui clochaient. Une femme dans une baignoire, c’est interprété comme forcément nue, alors que ce n’est pas indispensable vu le cadrage. Il y a aussi le portrait d’Hitler. En fait il doit y avoir certainement plein de mots-clés qui sont des warnings. Alors du coup c’est pas bon. Aussi celle de Jeff Widener l’homme devant les chars de la place Tian’anmen, impossible d’avoir les tanks en file indienne. Ou « Violon d’Ingres » de Man Ray, j’ai obtenu des tonnes de tatouages immondes sur le bas du dos de la femme, mais impossible d’avoir les ouïes en forme en S de l’instrument..
Ce travail est assez proche de la série «Une Histoire parallèle» de Brodbeck et De Barbuat
La grosse différence, c’est qu’ils se présentent en tant qu’artiste, justifiant l’image finale par leur décision humaine. Je ne voulais surtout pas faire ça, parce que je trouve que c’est un jeu dangereux en tant qu’artiste de qu’on peut créer de l’imagerie par IA et la revendiquer comme une œuvre d’art dont on est propriétaire et vendre des livres et vendre des tirages et faire des expositions. La différence de point de vue, je pense qu’elle est là. Ceci dit, ils font ce qu’ils veulent et, par ailleurs, j’adore leur travail. Mais il faut choisir son camp. On peut se dire que c’est foutu, donc autant prendre sa part dedans, ce qui est tentant, parce qu’on est aussi dans un milieu tendu d’un point de vue financier. Mais ma démarche, c’est d’aller de plus en plus vers la quête du vrai. Il n’est donc pas question que j’utilise l’IA. Et si je l’ai utilisé, c’était pour essayer de montrer ce que j’y vois qui pose problème.
Tu as le projet de faire une brochure avec des images IA que tu veux distribuer dans les agences de pub. C’est dans le droit fil de ce que tu viens de dire ?
En effet, je me suis dit qu’avec ce projet-là, je ne pouvais pas juste en faire un truc sur Instagram. Comme j’aime ça, j’aime la typo, j’aime le papier, autant le faire en édition. Et puis, je pense que l’avoir en main, c’est plus efficace pour découvrir le projet. Je vais aller dans les deux endroits où l’IA risque d’être utilisée, les galeries et les agences de pub. J’ai pour objectif de faire 250 ou 300 unités et d’en déposer ou envoyer un dans chacune. Le reste, je le mettrai symboliquement en vente à zéro euro sur mon site.
Finalement, si on considère que l’IA ne peut que produire des images standardisées, n’y a t’il pas une opportunité pour les vrais créateurs ?
Je pense qu’assez rapidement on risque d’être confronté, quand on est un auteur avec une grosse base de travail, un style vraiment défini, à des demandes d’un genre nouveau. Par exemple, on pourrait m’appeler et me dire : «On aime bien ton travail, on voit que tu as fait quasiment 500 portraits, c’est assez pour entraîner notre IA là-dessus, combien on t’achète ça pour pouvoir faire ensuite 600 portraits d’artisans? » On pourrait dire que c’est OK pour utilisation précise, ponctuelle et limitée dans le temps, ce qui se passe déjà maintenant en fait. Quand s’est fini on arrête ou alors on repaye. Est-ce qu’on a suffisamment confiance dans le système pour se dire que ça peut marcher et qu’une fois que l’opération sera terminée, mes images seront retirées de la base de données? J’ai de sérieux doutes et est-ce vraiment possible de d’effacer l’entraînement d’une IA ? Mes images c’est 10 ans de travail, j’y ai mis beaucoup d’argent, beaucoup d’énergie. Alors si on veut l’utiliser et faire pisser les images pour faire plein de trucs, ‘il faut qu’il y ait une vraie compensation. Mais ça n’arrivera pas parce que les agences, ça fait bien longtemps qu’elles ne mettent plus des centaines de milliers d’euros dans les droits. C’était le cas jusqu’aux années 2000, mais c’est plus rare maintenant. Effectivement, ce risque que les photographes et les auteurs deviennent pourvoyeurs de bases de données pour l’entraînement de l’IA est une question qui interroge.
- Roman Jehanno
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