
En Ukraine, il n’aura fallu attendre que quelques dizaines heures après l’invasion du pays par ses voisins russes et biélorusses pour que des journalistes soient victimes de frappes russes, parfois très ciblées. Il ne faudra pas attendre vraiment plus longtemps, à peine un mois, pour que le sort des journalistes tués ou kidnappés soit l’objet d’expositions publiques en extérieur. «The War is not Over Yet », la première du genre apparaît à Lviv dès le 31 mars 2022.
Il ne faudra pas attendre vraiment plus longtemps, à peine un mois, pour que le sort des journalistes tués ou kidnappés soit l’objet d’expositions publiques en extérieur. «The War is not Over Yet », la première du genre apparaît à Lviv dès le 31 mars 2022.
L’invasion de l’Ukraine n’a pas encore six semaines que les victimes du monde des médias sont déjà nombreuses. Le 26 février, le reporter danois Stefan Weichert et le photographe Emil Filtenborg Mikkelsen, en reportage pour le journal danois Ekstra-Bladet dans la ville d’Ohtyrka dans le nord-est de l’Ukraine, sont grièvement blessés. Yevhenii Sakun, 48 ans, caméraman pour Kyiv Live TV, est tué au nord de la capitale Kyiv le 1er mars. Maryan Kushnir, correspondant de Radio Liberty, est blessé le 11 mars par une frappe de missile à Baryshivka près de la capitale.
La liste des décès augmente vite. Maks Levin, 41 ans, photographe et vidéaste ukrainien, son fixeur Oleksi Chernychov, et l’américain Brent Renaud, 51 ans, sont tués le 13 mars à Huta-Mezhyhirska au nord-ouest de Kyiv pour les deux premiers et à Irpin, à l’ouest, pour le troisième. Brent Renaud est le premier journaliste non ukrainien à mourir en reportage sur le sol ukrainien depuis le début de la guerre dans le Donbass en 2014.
Le lendemain 14 mars, c’est le Franco-Irlandais Pierre Zakrzewski, 55 ans, journaliste pour Fox News, qui est tué à Horenka au nord-ouest de la capitale, avec sa fixeuse Oleksandra Kuvschinova. Elle n’avait que 24 ans. Zakrzewski était un reporter de guerre expérimenté. Depuis trois décennies, il a couvert les conflits les plus violents. Dans cette même attaque, Benjamin Hall, reporter britannique de 40 ans, est également blessé par un missile qui frappe le véhicule qui le transporte avec Zakrzewski et Kuvschinova. L’évacuation de Hall est une épopée à elle seule : très grièvement blessé, il ne devra sa survie qu’au hasard d’un soldat ukrainien qui passe sur cette route… parce qu’il s’est trompé de direction. Puis une autorisation spéciale de Lloyd Austin, secrétaire à la Défense des États-Unis, et l’aide d’un ancien agent des forces spéciales, seulement identifié sous le nom de code « Seaspray », lui permettent d’être rapidement évacué vers la Pologne dans un train transportant le Premier ministre polonais, puis d’embarquer à bord d’un hélicoptère militaire US. Il passera ensuite six mois dans l’institution médicale phare de l’armée américaine, le Brooke Army Medical Center à San-Antonio au Texas. Amputé de la jambe droite et d’une partie du pied gauche, Hall a publié en 2023 « Saved », un ouvrage (non traduit) qui raconte cette tragédie. Le parquet national antiterroriste français, qui possède un pôle « Crime de guerre », a ouvert dès 2022 une enquête sur la mort de Zakrzewski.
Le 6 mars, le photojournaliste suisse Guillaume Briquet est également blessé par des commandos russes opérant à l’intérieur des lignes ukrainiennes près de la ville de Mykolaïv au sud-ouest du pays. Une semaine auparavant, c’est Stuart Ramsay, le correspondant de la chaîne SkyNews, qui est blessé par des tirs russes près de Kyiv. Les images, diffusées dès le lendemain par la chaîne britannique d’information en continu, avaient fait le tour des rédactions. Dans les deux cas, les véhicules de Briquet et Ramsay et eux-mêmes sont clairement identifiés comme « PRESS ». Reporters Sans Frontières déposera plainte pour crime de guerre auprès de la Cour Pénale Internationale dans le cas de Briquet. Le 23 mars, Oksana Baulina, reporter au média russe The Insider, est tuée à Kyiv. The Insider est un journal en ligne indépendant russe spécialisé dans le journalisme d’investigation.
Le premier mois de l’invasion est donc terrible pour les personnels des médias.
Avant même qu’une enquête de Reporters Sans Frontières n’établisse en juin 2022 que Levin et Chernychov ont été capturés, torturés et abattus, un regroupement de diverses organisations ukrainiennes organise une première exposition « Call the war a war » légendée « Les crimes russes contre les médias en Ukraine ». Elle nait à l’initiative de PEN Ukraine, une ONG créée pour protéger la liberté d’expression et les droits des auteurs, de l’Institut d’information de masse (IMI), organisme ukrainien traitant des questions d’information, du Lviv Media Forum, une ONG qui organise chaque année un forum traitant des questions relatives à la fabrication de l’information, et de l’Ukraine Media Center, une initiative civique qui, dès l’invasion, unit les professionnels des médias, le gouvernement et le monde des affaires dans un objectif commun : parler au monde de la guerre en Ukraine.
Et quoi de mieux que placer cette exposition sur la place Rynok à Lviv ? Justement là où l’Ukraine Media Center s’est installé afin d’accueillir, renseigner, orienter, aider et fournir un accès wifi aux centaines de journalistes qui passent par Lviv, porte d’entrée majeure des médias en Ukraine, avant d’aller plus à l’est vers Kyiv et Kharkiv ou plus au sud vers Odessa. Reporters Sans Frontières s’y installe le 11 mars afin de délivrer également des gilets pare-balles aux professionnels des médias. RSF a en effet collecté une trentaine de gilets pare-balles et de casques auprès de différents médias suédois (Dagens Nyheter, Dagens industri et Expressen), avec le soutien du groupe Schibsted (conglomérat norvégien du secteur des médias) et du diffuseur national Sveriges Television. Enfin Free Press Unlimited, une organisation basée à Amsterdam, spécialisée dans le développement des médias, contribue aux activités de ce centre.
Cette petite exposition, bilingue anglais-ukrainien, qui interpelle le passant par une grande banderole « Call the war a war », présente cinq panneaux. Le nom est délibérément choisi en référence au président russe qui maintient que ce n’est pas une guerre mais une « opération spéciale ». Ces panneaux abordent les crimes commis à l’encontre de Benjamin Hall, Guillaume Brisset, Maks Levin et Yevheni Sakun, le dernier panneau étant consacré à la frappe sur la tour de télévision de Kyiv le 1er mars qui a entrainé le décès de 5 techniciens.
Le conflit ne baissant pas d’intensité, la liste des personnels des médias victimes de frappes russes ne cesse de s’allonger. Après huit semaines à Lviv, l’exposition, qui a pris le nom de « The war is not over yet », est présentée au Parc Taras Shevchenko de Kyiv le 23 juin 2022. Elle a pris de l’ampleur d’autant que le bilan des victimes est alors de 33 personnels des médias ukrainiens ou étrangers tués, dont 8 sur la ligne de front, 25 par des bombardements russes ou par torture, 13 blessés et 15 déclarés manquants. C’est ensuite à Vinnytsia, au centre du pays, que l’exposition apparaît fin juillet 2022, pour à nouveau une exposition publique au cœur de la ville, sur le très fréquenté European Square. Les panneaux sont maintenant au nombre de 10 en recto-verso, toujours bilingues, en ukrainien et en anglais, bien qu’il n’y ait aucun touriste dans la ville. Le travail d’enquête et de documentation est particulièrement important. Le travail des journalistes y est décrit avec précision et chacun des tués fait l’objet d’une fiche très détaillée avec de nombreuses photos. Avec le recul des troupes russes de la zone de Kharkiv à l’automne 2022, l’exposition sera présentée de façon très succincte en novembre à Kharkiv, puis dans son intégralité en avril 2023 à Poltava et en mai 2023, de nouveau, à Kharkiv.
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