Christian Caujolle en 1979
Photographie Yan Morvan

Christian Caujolle, ancien responsable photo du journal Libération, Directeur artistique de l’Agence VU et de la Galerie du même nom, journaliste, commissaire d’expositions, auteur de nombreux ouvrages, s’est éteint le 20 octobre 2025 à l’âge de 72 ans.

1989, je pousse les portes de l’agence VU alors filiale de Libération, située dans ses locaux de la rue Béranger à Paris, un ancien parking dont la rampe d’accès menant aux étages a été conservée. Je suis chargée de trouver des commandes aux photographes dans le secteur de la pub et de la communication, une tâche difficile car j’ai à faire à des regards singuliers et à des caractères bien trempés. Ils ont rejoint l’équipe créée par Christian Caujolle en 1986, un découvreur de talents. Me voilà donc parachutée dans le berceau de la photographie d’auteurs.

Christian Caujolle au regard rieur, sauf quand il s’obscurcit au gré de ses humeurs fume des cigarettes mentholées à la chaîne, son bureau est encombré de livres photos, boites de tirages, magazines qui s’entassent dans un frêle équilibre. Son parcours m’impressionne. C’est un jeune provincial monté à Paris depuis son l’Ariège où il a grandi dans un milieu modeste, il a intégré Normale Sup à Saint-Cloud puis fréquenté l’université de Vincennes où il a côtoyé Deleuze, Michel Foucault, Roland Barthes. Fervente lectrice de Libé à l’époque où il dirigeait le service photo du quotidien entre 1981 et 1986, mon regard s’est affuté grâce à ses choix éditoriaux. Une photo qui informe, qui parle d’elle-même, loin des illustrations habituelles, c’était une véritable révolution à l’époque. Je me souviens de sa splendide Une pour la mort de Sartre, une photo de l’écrivain marchant seul en Lituanie dans l’objectif d’Antanas Sutkus.

Trois photographes emblématiques, Xavier Lambourg, Luc Choquer et Pascal Dolémieux viennent de quitter l’agence pour créer leur proche structure Métis. Christian ou Cri Cri pour les intimes n’est pas rancunier, il les remplace au pied levé. Dans les locaux, Il règne une effervescence alimentée par un climat d’émulation. Un ballet de coursiers livre tirages et planche contacts. Les Fedex s’empilent en attendant leurs départs pour l’étranger.

J’ai décroché une commande pub pour Nikon. C’est Françoise Huguier qui s’y colle. Elle a souhaité louer une suite à l’hôtel Raphael où elle envisage de photographier un homme le torse tatoué endormi sur le lit, son appareil photo posé à ses côtés comme un flingue. Première fois que j’organise un casting. Une dizaine de modèles plus beaux les uns que les autres défilent dans l’open space. Le personnel est essentiellement féminin, les filles qui s’occupent des archives photo sont toutes émoustillées d’autant plus que la photographe demande aux candidats de se dénuder partiellement dans un bureau vitré. Caujolle observe le manège du coin de l’œil, un sourire aux lèvres. Je me fais engueuler par Françoise Huguier car aucun mannequin ne lui convient. Elle avise alors un coursier en plein rush et s’exclame « Et bien voilà ! C’est lui ». Le coursier refusera la proposition pourtant bien payée.

On s’amusait beaucoup et presque chaque jour, je découvrais un nouveau photographe. Christian avait le don pour les dénicher, il était très sollicité et enchainait les rendez-vous, son point de vue était précieux. Il y avait les Espagnols, son pays de prédilection comme Ouka Lélé, star de la Movida madrilène, La belle Isabel Muñoz et ses somptueux tirages au platine, la formidable Cristina García Rodero et son Espagne occulte, Alberto García-Alix, Tony Catany et ses natures mortes baroques.  Difficile de tous les citer. Il y avait aussi le trio de Belges qui faisaient parti du staff, John Vink, Michel Vanden Eeckhoudt, Hugues de Wurstemberger, les Italiens Paulo Pellegrin en premier lieu, les Chinois comme Gao Bo, les Suédois comme Lars Tunbjörk ou J.H Engström, bref des signatures talentueuses qui venaient de partout dans le monde.  Et puis il y eu l’arrivée de photographes à l’écriture visuelle fiévreuse, comme habitée. Je me rappelle l’excitation et de l’émoi de Christian quand il a découvert les images de Michael Ackerman. Un peu plus tard, il y eut Antoine d’Agata. Il m’appelait depuis son bureau « Isabelle, viens voir ! ». Il aimait partager son enthousiasme. Sa chaleur était contagieuse. Mes yeux se décillaient, s’ouvraient tout grand sur des regards intenses, bien loin des clichés rebattus publiés dans la presse.

L’écriture occupait aussi une bonne partie de son temps, préfaces, catalogues d’expositions, monographies. De formation littéraire, je relisais ses textes et nous échangions longuement. C’était l’occasion pour lui de me raconter de nombreuses anecdotes que je dégustais, il avait l’art du récit. Ainsi me racontait t-il sa rencontre avec le grand Kertész qu’il admirait plus que tout. Sa curiosité était insatiable.

Sa proximité avec bon nombres d’auteurs et d’écrivains réservaient parfois des surprises. Ainsi un jour, le photographe Hans Georg Berger a débarqué à l’agence VU, des planches-contact sous le bras. Personne ne le connaissait, Accompagné de Christian, il s’est installé sur un bout de table lumineuse, armé d’un compte fil, scrutant ses négatifs, les découpant et jetant certaines vues à la poubelle. Il a ensuite positionné du sparadrap sur les images non retenues de ses planches. Cela s’apparentait à un acte chirurgical. Intriguée, je suis passée derrière eux aussi discrètement que possible. Il s’agissait de portraits d’Hervé Guibert alors mourant, depuis ses jeunes années d’ange blond jusqu’à ses derniers moments dévastés. Un choc.

Il y eut aussi l’épisode Daniel Frasnay. Ce vieux photographe oublié dormait dans sa voiture aux alentours de Lyon, sans aucune ressource, ruiné, en tout cas c’est la légende. Un jeune homme est venu à la rencontre de Christian pour lui montrer quelques-unes de ses photos qu’il avait récupérées. Un petit trésor. Encore une fois j’ai entendu « Isabelle, viens voir ! ». Daniel Frasnay était le contemporain de Robert Doisneau, Willy Ronis, Edouard Boubat. Il avait photographié brillamment en noir et blanc, format carré, le fameux 6×6, la vie nocturne parisienne dans les années cinquante, soixante, beaucoup d’artistes et d’écrivains aussi. Marcel Lefranc, actionnaire et fidèle ami de Christian s’est démené pour retrouver tous les négatifs dispersés un peu partout en France, l’agence les a fait tirer, les a édites à ses frais. Daniel Frasnay, ragaillardi a bénéficié d’une belle exposition au Centre régional de la photographie à Pontault-Combault et a repris un peu de service.

Des histoires comme ça, il y en a plein. De quoi écrire un livre.

Lorsque j’ai quitté VU en 1994, Christian mûrissait avec mon amie d’enfance, Gilou le Gruiec, devenue sa plus proche collaboratrice un projet de galerie Photo. Projet qui a vu le jour en 1997, boulevard Henri IV dans les nouveaux locaux de l’agence rachetée par Abvent. Je n’ai manqué pratiquement aucun vernissage. Les soirées animées par Gilou et Christian se poursuivaient tard dans la nuit autour de grandes tablées festives où nous rigolions bien, le vin coulait à flot.

Je suis toujours restée proche de Christian le généreux, l’affectueux qu’on embrassait fort sur les joues. Il m’indiquait ses bons plans de boulot quand j’étais sur le carreau et a continué à partager avec moi ses découvertes quand nous nous rencontrions lors de festivals photo en France ou à l’étranger.

Parmi les nombreux messages qui ont afflué à l’annonce de sa mort, celui de Denis Darzacq rappelle qu’il signait souvent ses messages « Plein d’amitié. So long. »

So long Christian.

Tous nos articles concernant Christian Caujolle

Isabelle Stassart