
Ce vendredi 31 octobre 2025, en début d’après-midi, s’est déroulée la cérémonie d’adieu à Guy Kopelowicz au crématorium du Père-Lachaise, à Paris, en présence de sa famille, de ses amis et collègues d’Associated Press. Nous publions ici des extraits du bel hommage de son fils, le docteur Marc Kopelowicz.
Mon père a toujours écouté du jazz et quand je dis « toujours », c’est littéralement tout le temps. J’exagère peut-être un peu. Ça pouvait être entrecoupé par le fil d’actualités de France Info. Nous avons écouté du jazz ces derniers jours avec ma mère, quand mon père était en train de s’éteindre dans l’appartement de la rue de Pontoise, et encore après son décès. Il aimait le jazz dissonant, chaotique, une musique frénétique et presque inécoutable… C’est en tout cas l’avis de ma mère ! Le nom de ce jazz nous est revenu le soir de sa mort : le free jazz, le jazz libre, pour ceux qui ne sont pas très à l’aise avec l’anglais.
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Je pourrais presque m’arrêter là : j’ai déjà coché les deux mots-clés pour parler de mon père : jazz et Associated Press, ou AP. Je me souviens d’une phrase imprimée sur les sacs plastiques d’AP. Une citation du Mahatma Gandhi : « Le jour où j’arriverai au paradis, la première personne que je rencontrerai sera un correspondant de l’Associated Press. » Et à mon avis, mon père a déjà vérifié si c’est vrai.
Je vais donc commencer par vous emmener dans les anciens bureaux d’AP… Pas loin des Champs-Élysées… Ils ont déménagé depuis… On descend à la station Miromesnil, on remonte la rue de la Boétie. On tourne à droite et on arrive doucement au 126, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 5ᵉ étage.
Là, on doit être en 82 ou en 83… Je suis un petit garçon et mon père m’emmène dans la chambre noire pour me montrer comment on développe les photos. Je trouvais la lumière rouge qui sortait d’une ampoule elle-même rouge très mystérieuse et rassurante en même temps. Elle empêchait le noir absolu. Il y avait l’odeur chimique entêtante des produits. Et puis ce cérémonial aujourd’hui disparu des trois bains : dans l’ordre, révélation, arrêt, fixation.
On attendait, et l’image apparaissait, d’abord fantomatique, puis de plus en plus stable et précise. C’est une image subtile. Je vais essayer, ici, de refaire apparaître mon père, lentement, comme dans une chambre noire. La tâche n’est pas aisée.
Mon père était, à mes yeux, un homme discret, assez taciturne et peu bavard. Parfois distant. Il ne s’épanchait pas et se racontait peu. Et cette distance, je ne l’ai comprise que beaucoup plus tard, une fois moi-même devenu père. Elle venait de très loin. Il y a un traumatisme fondateur, ou destructeur, c’est selon.
On est maintenant en juillet 1955, à l’aéroport de Vienne… Un avion Constellation d’El Al s’envole vers Tel-Aviv pour ne jamais l’atteindre, abattu au-dessus de la Bulgarie[i]. Son père, mon grand-père Newach, était dans cet avion. Réduit en cendres, pas de tombe, juste un monument dans un cimetière à Tel-Aviv. J’y ai vu mon père s’arrêter, chancelant, au-dessus de ce mémorial, au-dessus de ce vide, sous un soleil de plomb. Et j’ai compris : son silence, sa pudeur, sa retenue. C’est sombre, mais il y a aussi de la lumière.
On va changer un peu d’ambiance : on prend maintenant la direction du Club Mickey à Lacanau. Vous allez voir, c’est plus léger.
Nous sommes sur la côte atlantique, dans le Sud-Ouest. C’est l’été, on est en 1984, les Jeux olympiques se déroulent à Los Angeles. J’ai six ans et j’apprends à nager dans la piscine du Club Mickey. Je suis seul avec ma mère, Denise. Mon père est à Los Angeles, il travaille.
Je me souviens avoir les pieds plantés dans le sable, les yeux vers l’Amérique, le regard au-delà de l’horizon. Je sais que mon père est de l’autre côté, et j’éprouve une immense fierté : celle d’être son fils.Cette fierté, je la retrouve aujourd’hui dans les yeux d’Anna et de Zak, quand ils parlent de Деда, leur grand-père. Anna et Zak ont compris tout de suite son amour, et mon père a su leur montrer dès le début. Mes parents adoraient partir tous les deux en longs road-trips sur les routes d’Espagne, traverser des paysages perdus et sauvages, jusqu’à un parador. Un jour, ils ont fait un road-trip nocturne un peu particulier : Paris–Bayonne, juste pour arriver au moment où Anna naissait. Mon père était si fier de devenir grand-père.
Bernard Ferré, son ami depuis quarante ans, m’a confié ces derniers jours une anecdote qui parle aussi de ça. Il me disait que mon père vivait AP sept jours sur sept, qu’il ne refusait jamais un voyage-reportage… sauf une fois, en 78. Il avait demandé à Bernard de le remplacer pour couvrir la visite du président Jimmy Carter au Liberia. Parce qu’il voulait être là pour ma naissance. Ma mère, toujours assez critique, m’a dit qu’il n’avait pas été d’une grande aide : « Il était à moitié évanoui », selon elle !
Je crois qu’au point où on en est, vous avez compris le fil un peu grossier de mon discours : qu’est-ce qu’on fait de l’absence d’un père ?
Je n’ai pas tellement de réponse à vous apporter, malheureusement. Je peux simplement vous dire que, des années plus tard, je me retrouve avec lui dans l’entrée de l’appartement de la rue de Pontoise. J’ai quelque chose à lui dire d’important… C’était tellement important que maintenant je ne me souviens plus de quoi il s’agissait… Là, un technicien de chez Orange sonne pour installer la fibre Internet. Mon père, tout content de le voir arriver, me plante comme ça. Et moi… je suis juste là, dans l’entrée, un peu bête, à attendre qu’il revienne vers moi. Puis rien. J’en parle quelques jours après à mon analyste qui, pour une fois, me répond tout de suite : « Il a peut-être la fibre internet, mais il n’a pas la fibre paternelle. » Ça m’a frappé. Et ça m’a fait rire aussi. Ça me fait encore rire quand je le raconte. C’est peut-être alors ma réponse.
Du coup, j’en ai profité un peu après sa mort, dimanche dernier. Je lui ai parlé. J’ai continué à lui parler quand les pompes funèbres sont venues chercher son corps. Je l’ai embrassé une dernière fois, sur le front. Je lui ai dit qu’il partait de la rue de Pontoise. Que c’était la dernière fois. Je pense que c’est ce qui va être le plus douloureux.
Même si on ne se parlait pas beaucoup, qu’on était parfois un peu gênés ensemble… ne plus pouvoir m’adresser à lui du tout, ça, c’est vraiment cruel. Maintenant, ça va être à moi d’improviser…
Free jazz. On joue, on continue de jouer, de vivre sans partition et sans repère.
[i] Newach (Noah) Kopelowicz est né à Paris et est mort à 46 ans en étant un des 51 passagers et des 7 membres de l’équipage d’un avion Constellation de la compagnie El Al abattu par deux avions de chasse Mig. Le Constellation a été abattu ssans raison au-dessus de la Bulgarie, il aurait survolé le pays pour une raison inconnue. Le vol venait de Londres, via Paris, Vienne, Istamboul pour se poser à Tel Aviv. La Bulgarie a assumée les faits alors que la tension était forte entre l’URSS et les alliés occidentaux.
