Six-Fours, 16 juin 2924 – François Missen – Photo Michel Puech

Prix Albert-Londres, prix Pulitzer, François Missen est le seul journaliste à avoir cumulé les deux plus prestigieuses récompenses de l’exercice du journalisme ! Cette année, entre deux séjours à Cuba et une multitude d’interviews et de sollicitations diverses, il publie un recueil de savoureuses anecdotes de sa vie. Une leçon de journalisme à lire !

— « Ah, je t’ai retrouvé ! » s’exclame la voix dans le téléphone quand je prends l’appel. « Nous sommes quasiment voisins. »

J’ai reconnu la voix, bien que je n’aie pas vu l’homme depuis une quarantaine d’années. La gouaille, l’accent… Missen ! Voisin ?

— « Je suis dans le Var, au Beausset, depuis plusieurs années… »

En moi-même, je calcule… En 1977, dans mon souvenir, quand je l’ai croisé pour la première fois à la rédaction de l’hebdomadaire VSD, il était déjà âgé, me semble-t-il. Et en 1980, quand il est venu me trouver à La Compagnie des Reporters pour me proposer d’accréditer six confrères pour une épopée en Afghanistan, c’était un chef de bande bien capé… Quel âge peut-il avoir aujourd’hui ?

Diplomatiquement, je lui demande s’il se déplace…

— « J’ai une copine sur l’île des Embiez, je viens souvent dans ton coin ! »

Phoro R Balthauss

Quelques jours plus tard, il arrive pour déjeuner au volant de son cabriolet MG décapoté, pantalon et chemise blancs, Panama sur le crâne et Mac sous le bras ! Je suis à peine remis de mon étonnement qu’il plonge dans la piscine et en ressort à la force des bras !

François Missen est ainsi fait qu’à 92 ans, il est strictement le même journaliste qu’il y a quarante ans. Trois bouquins en chantier, des voyages à Cuba – sa seconde patrie – pour tourner un documentaire on son sujet favori : la « French ». Comprenez la « French Connection ». Depuis qu’en août 1969, jeune reporter au quotidien Le Provençal, il a enquêté sur la mort d’une jeune fille de 17 ans, une seringue dans le bras dans les toilettes du casino de Bandol, il vit « de la came » !

« La French Connection est le marronnier de l’édition et du cinéma. Dont, aux dires de certains confrères, j’aurais été l’inventeur. Cela parce que, journaliste à Marseille dans les années soixante, j’ai « traité » longuement cet épisode d’une criminalité planétaire. Cette haute délinquance datant du dernier siècle ressurgit avec constance dans des scénarios, des best-sellers ou worst-sellers, selon la qualité ou la médiocrité des auteurs. À ma surprise récurrente, un coup de fil, un SMS, un mail, me convoquent à l’évocation de cette histoire. »

François Missen,
Prix Albert Londres 1974 – DR

C’est en 1974 que François Missen a été co-lauréat du prestigieux prix Pulitzer dans la catégorie « Service Public ». Cette récompense a été attribuée à l’ensemble de l’équipe de journalistes et d’éditeurs du quotidien américain Newsday pour leur enquête approfondie et leur série d’articles intitulée « The Heroin Trail » (La Filière de l’héroïne). Cette série monumentale, composée de 33 articles, a retracé de manière détaillée le parcours de l’héroïne, depuis les champs de pavot en Turquie jusqu’aux rues de New York, en passant par les laboratoires de transformation à Marseille, où l’apport de Missen a été déterminant«

« Je ne cracherai jamais dans la soupe, surtout si elle est bonne. La drogue, ça rapporte à tout le monde : aux trafiquants bien sûr, mais à une foule de corporations, des avocats, des policiers, des psychiatres, des matons, des pharmaciens, des promoteurs immobiliers, des chanteurs, des pilotes de F1, des coursiers des mers. Et même à des journalistes, des écrivains. J’en fais partie…/…Pas question ici d’ajouter ma contribution au débat épidémique sur la légalisation, la dépénalisation de certains produits. Comme me le dit avec cynisme Milou de la Belle de Mai, expert en morphine base :

— Continuez à discuter sur la came. La bonne, la mauvaise, la douce, la dure. Nous, les trafiquants, on n’aura jamais les moyens de se payer des campagnes de communication comme celle que l’on nous offre depuis un demi-siècle… Le jour où vous arrêterez d’en parler, on n’aura plus de clients… »

En prison, interrogé par le KGB

En 1974, cette même année, François Missen a été lauréat du prix Albert-Londres pour ses reportages pour Le Provençal sur la guerre du Kippour, celle du Vietnam et le conflit en Irlande du Nord. Cette double consécration, toujours unique aujourd’hui, a fait de lui une légende du journalisme et a orienté le reste de sa carrière.

Après Le Provençal et RTL, il est grand reporter à VSD, mais c’est un indécrottable indépendant, rétif au salariat et aux méthodes traditionnelles. Quand, en 1980, il pousse la porte de La Compagnie des Reporters, une minuscule agence dont je suis le gérant, créée sans moyens quelques mois plus tôt, il me dit que ça lui suffit que je fasse des accréditations et que je vende le matériel collecté par sa bande en Afghanistan. Ils sont six au départ : Ian Hamel, Jacques Cochin, Gérard Emica, Marc Simon et Antoine Darnaud. Au départ, tout va bien : Missen a dans l’idée de couvrir l’occupation soviétique de l’Afghanistan en couvrant trois régions avec trois équipes de deux. Son modèle, c’est l’équivalent réalisé par les journalistes américains au Vietnam.

J’ai un dernier contact téléphonique depuis le Pakistan avant qu’ils ne passent clandestinement la frontière. Et puis, un après-midi, je découvre dans Le Monde une « puce » en bas de page : deux journalistes de télévision ont été arrêtés… Ce sont « les miens ! » J’en suis certain, bien que le Quai d’Orsay ignore tout et m’éconduise sans ménagement. Mais ce sont bien eux : François Missen et Antoine Darnaud ont été arrêtés le 9 septembre 1980 à Kandahar. Ils sont prisonniers des forces de sécurité et passent deux mois à Pul-e-Charki, la pire des prisons du pays, interrogés par les officiers du KGB, les militaires soviétiques occupant le pays depuis un an.

Le jeune Antoine Darnaud, lui, s’est obstiné à raconter à ses geôliers qu’il était communiste, donc que leur emprisonnement était une erreur ! Finalement, vraisemblablement grâce à une intervention du PCF à Moscou, ils sont enfin libérés fin novembre et découvrent que les autres ont ramené peu de matériel. Quelques vidéos que Philippe Gildas et Pierre Lescure, venus les visionner, trouvent « sans grand intérêt », mais qui seront néanmoins vendues à la ZDF allemande, à NOS TV (Pays-Bas) et à la BBC pour un total de 56 156 francs (soit 28 000 € d’aujourd’hui). Les quelques photos ne passionnent pas Michel Sola à Paris Match.

Reste le récit de la détention d’Antoine Darnaud et François Missen, qui sera publié par Sud Ouest Dimanche, Le Journal de Genève et, heureusement, Le Point, qui déboursera 35 280 francs (environ 18 000 €) à partager en cinq, car il a été convenu d’un pool ainsi avant le départ ! Une fois les frais de laboratoire et de location de matériel payés, soit environ 7 000 €, sans parler des billets d’avion, le bilan financier est désastreux. La Compagnie des Reporters versera 12 492 francs (6 300 €) de droits d’auteur à Missen, une misère.

Mais, il faut s’en souvenir, à cette époque, des journalistes en prison, même tués ou blessés, ça ne passionnait pas encore les confrères. Tout juste s’il ne s’agissait pas de fautes professionnelles ! Reporters sans frontières (RSF) ne sera créé que cinq ans plus tard.

Rendez-vous « place Mesrine » alias Porte de Clignancourt

« Malgré mon expérience et quelques distinctions professionnelles, ces reconversions plus ou moins éphémères surprennent confrères et amis installés dans un confort assuré jusqu’à leur retraite. Sans amertume, je règle mes comptes avec les déontologues à l’écoute de porte-parole parfaitement rodés à la langue de bois…/… Je ne connais qu’une seule vérité dans ce métier : l’Information, ça se vole. À mes risques et périls. Dont celui de se tromper. Mais quel bonheur quand ça marche ! Très tôt, les mœurs américaines m’ont convaincu que le changement n’est pas le synonyme de la déchéance, l’ivresse celui de la lassitude. La fièvre est le challenger de l’indifférence. »

François Missen, malgré son apparente « grande gueule », est un taiseux dès qu’il s’agit de sa vie privée. Après son retour de détention en Afghanistan, il est financièrement à sec et psychologiquement traumatisé, mais il ne m’en parlera pas. Ce n’est que quarante ans plus tard que j’apprendrai qu’il a fait  « taxi au noir » en s’acoquinant avec une bande de Yougoslaves de la porte de Clignancourt, pour se refaire une santé financière et écrire La Nuit afghane (éd. Le Pré aux Clercs, 1983) ! Aujourd’hui, dans son dernier livre, « En vrac », il livre un émouvant récit de sa détention. Le temps a passé.

Scoops et ratages

Polka magazine n°66 du 7 nov. 2024

Il est des journalistes qui, au bout de quelques années, publient leurs mémoires. Ce n’est pas la tentation de François : « Mes mémoires ? Mais je suis en pleine activité, tu veux m’enterrer ? » « En vrac » ne retrace pas la longue carrière de ce baroudeur ; c’est une collection de nouvelles où il est plus question de ses ratages que de ses scoops. On découvre ainsi comment il a raté les rencontres avec Lee Marvin, Salman Rushdie, Richard Nixon ou Bernadette Devlin…

Mais il y a également sa rencontre avec Wernher von Braun le 16 juillet 1969 pour le lancement de la fusée qui va déposer les premiers hommes sur la Lune, alors que, faute d’hôtel, il dort à « Tube City », dans une canalisation avec des hippies ! Il faut lire également son récit du « combat du siècle » au stade de Kinshasa entre Muhammad Ali et George Foreman. La foule hurle qu’il faut le tuer…

« On a beau avoir des poings d’acier et un uppercut à soulever des montagnes, on ne peut pas grand-chose contre cet appel au meurtre lancé par tout un peuple. Et comme si ça ne suffisait pas pour le mettre K.-O., George Foreman est très impressionné par le léopard que Mobutu Sese Seko tient en laisse. Le Président, farouche supporter d’Ali, a ajouté un félin assoiffé de sang à la panoplie des atouts de son idole, au cas où… »

On caracole d’histoires de truands marseillais, de bars cubains, en souvenirs de son pays natal, l’Algérie. François Missen est né en 1933 à Oran, où il passe sa jeunesse jusqu’à ses 32 mois de service militaire dans les rangs des Spahis. Ce qui nous vaut un chapitre à la fois émouvant et rageur sur la période où l’Algérie est sous la coupe du maréchal Pétain.

« Ce jour-là, le 18 octobre, j’appris ces deux mots latins qui, aujourd’hui encore pour quelque raison que ce soit, me font vomir : numerus clausus. C’est-à-dire, en bon français, DEHORS. Numerus clausus pour les élèves juifs des lycées, collèges et écoles. Je ne saurai jamais pour quelle raison le droit d’aînesse accordé par l’état-civil à mon frère fut rejeté et récupéré à mon profit. Ma carrière lycéenne se poursuivit au lycée Lamoricière, non sans que ce privilège n’entraînât une certaine blessure chez l’enfant de sept ans que j’étais. Je ne saurai jamais, serai incapable d’imaginer comment mon père a expliqué à son fils aîné son bannissement scolaire. »

Le petit François sera marqué à jamais par ce douloureux épisode qui s’ajoutait aux humiliations subies par Monsieur Raoul, son père, qui dut se reconvertir. Des années plus tard, quand au début des années 70, Marseille fut le théâtre de mortelles « ratonnades », Missen écrit :

« Ce sont des bicots. De quoi tu te mêles, toi le juif… Eh oui, justement parce que juif, je savais. Et comprenais qu’on voulait se servir de moi comme alibi pour justifier la saloperie. On est toujours le Juif, l’Arabe, le Nègre, le Niakoué des Dupont-Lajoie parfumés à l’odeur rance du racisme. Avec le parrainage de certains politiques puisant dans ces bas-fonds de la barbarie les suffrages de leur réussite. »

EAN : 9782487085138 380 pages – L’Ecailler (2025) 19€

Dans « En vrac », on rit, on rage, on écrase une larme. Missen est un formidable conteur qui sait, à la manière méditerranéenne, vous prendre et, mine de rien, vous faire ressentir le meilleur comme le pire de l’humanité. Il sait aussi surprendre son lecteur avec, par exemple, ce chapitre hilarant : une ode à la sardine.

« Oh, Sardine, toi la fofolle des océans, toi le rémora du requin, toi la starlette des profondeurs, que serais-je sans toi qui vins à la rencontre de mes papilles, j’ai tout appris de toi en ce qui concerne l’escabèche, à l’huile d’olive première pression, aux carottes, aux p’tits oignons. »

Il y a du Pagnol chez Missen, lire « En vrac », té… C’est comme respirer l’air du large de la grande bleue !

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Michel Puech
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