
Si vous devenez souscripteur de The Kyiv Independent, vous pourrez trouvez votre nom dans le hall du journal. A gauche, les 10 000 premiers noms ; à droite les 20 000 suivant. Document © The Kyiv Independent
Malgré un climat très difficile pour la presse ukrainienne, il est encore possible de slalomer à travers les écueils et de trouver un modèle économique stable en pure-player. C’est le cas du Kyiv Independent qui vient de souffler ses quatre bougies. Un exploit qu’a reconnu le magazine Time.
Tout commence par une lutte pour la liberté d’expression à l’été 2021. Un groupe de journalistes est licencié du Kyiv Post lorsque le propriétaire tente de prendre le contrôle de la rédaction et de mettre fin à sa couverture critique des autorités ukrainiennes. Le Kyiv Post est alors une institution en Ukraine. Fondé le 18 octobre 1995 par Jed Sunden, un Ukrainien d’origine américaine, sous le nom de Kiev Post, c’est le premier media ukrainien en langue anglaise et bien sûr en ukrainien.
Il se renomme deux ans plus tard en Kyiv Post [i] afin de correspondre à l’évolution de l’identité nationale qui se développe à la suite de l’indépendance du pays en 1991. Le Kyiv Post a dans ses gènes une longue histoire de couverture critique du pouvoir puisque le journaliste Georgy Gongadze disparaît en septembre 2000 après avoir révélé des faits de corruption. Cela donne naissance à une affaire politico-judiciaire connue sous le nom de « scandale des cassettes ». Le journal quitte le papier en 2002 et passe en ligne, puis le fondateur quitte la direction en juillet 2009. Jed Sunden va notamment financer le groupe Femen en 2011 et 2012. Après quelques changements de propriétaire, le media est repris en 2018 par l’homme d’affaires et oligarque Adnan Kiva qui a fait fortune dans le bâtiment, fondateur du groupe Kadorr, un des leaders ukrainiens dans le secteur de la construction et de la gestion immobilière. Mécontent de l’orientation prise par la rédaction, Adnan Kiva suspend la publication en 2021 et licencie tout le monde. Le 11 novembre 2021, Lyuk Tshenye reprend la direction du Kyiv Post afin de relancer la publication avec Bohdan Nahaylo au poste de rédacteur en chef. Son principal support de diffusion, en ukrainien et en anglais, est désormais un site web.
Simultanément, le 11 novembre 2021 apparaît dans l’univers médiatique ukrainien un pure player, The Kyiv Independent. Clin d’œil appuyé au précédent média dont ont été licenciés les créateurs. Pure player, c’est-à-dire un media proposant ses articles exclusivement en ligne en anglais – uniquement en anglais –, un ovni journalistique dans le monde des médias ukrainiens, et sans la moindre publicité. Créé avec « une naïveté confondante » comme le reconnaît aujourd’hui celle qui est devenue la rédactrice en chef, Olga Rudenko, licenciée en 2021 du Kyiv Post. En novembre 2021, c’est le marasme en Ukraine. Y compris pour la presse où le journalisme semble en déclin, de plus en plus de personnels quittant les rédactions pour un job mieux payé, le tout dans un contexte où la majorité des médias sont contrôlés par les oligarques. Ce qui éloigne les lecteurs qui doutent de l’honnêteté des journalistes. Une économie qui va mal et surtout, une grande angoisse géopolitique avec le déploiement d’importantes troupes russes près des frontières ukrainiennes, au nord en Bélarus et à l’est en Russie. Sans oublier les soldats russes en Crimée occupée puis annexée depuis mars 2014. Le lancement du Kyiv Independent – appuyé par Jnomics, un cabinet de conseil international en médias d’origine ukrainienne qui apporte son expertise en gestion des médias – se fait alors sur la base de la conviction « que l’Ukraine a besoin d’une voix anglophone authentique et indépendante, capable de se faire entendre plus fort que les algorithmes et la propagande » comme l’explique Olga Rudenko le 11 novembre 2025, le jour du 4e anniversaire du site.
Cette indépendance est au cœur des réflexions de l’équipe de The Kyiv Independent. Ils en savent quelque chose, eux qui ont fui un éditeur sans scrupules. Hors de question que quelqu’un manipule leur media à son avantage. La même défiance existe à l’égard des annonceurs.
« Alors, explique la rédactrice en chef, nous avons misé sur nos lecteurs. Si nous parvenons à convaincre suffisamment de personnes de nous soutenir, nous pouvons y arriver, pensions-nous. Une idée audacieuse, certes, mais comment persuader des milliers de personnes de financer notre nouveau site web ? La solution de facilité est toujours la même : imposer un abonnement ! Bloquer tous les articles et faire payer les lecteurs. »
Cette idée d’un abonnement obligé ne plaît pas aux fondateurs. Ils ne veulent « pas étouffer [leurs] reportages » ; ils souhaitent les diffuser le plus largement possible. Ils parient alors sur le fait que les lecteurs qui vont apprécier leurs écrits accepteront de payer, d’eux-mêmes, quelques euros par mois. Et cela semble marcher. Cela démarre alors qu’une déflagration sans précédent s’abat sur l’Ukraine le 24 février 2022 avec le voisin russe qui, soutenu par le voisin biélorusse, envoie plus de 200 000 soldats envahir le pays. Aucun membre de l’équipe ne quitte l’Ukraine. Il est plus que jamais nécessaire de faire entendre une voix honnête. Puis la guerre s’éternise. « L’épuisement lié à la guerre s’accumule, rendant chaque année plus difficile » précise Olga Rudenko. Une nouvelle déflagration saisit le pays quand le 8 janvier 2025, Donald Trump, nouvellement installé à la Maison Blanche, parle de mettre la main sur le Groenland.
Il fallait être dans le pays en ce début janvier 2025 pour voir les Ukrainiens rivés à leurs smartphones et fixés aux informations tout comme les Occidentaux le furent le 9 septembre 2001 lors des attentats kamikazes du World Trade Center. « Mais comment ce gars peut-il amener la paix en Ukraine ? » déclare alors, comme tétanisée, Olga Konestkaya, responsable d’un centre de bénévoles au sud de Krivyi-Rih sur le front sud le long du Dniepr.
C’est donc dans un univers local et international particulièrement difficile que doit évoluer le Kyiv Independent. La recette initiale, tout gratuit, pas de publicité, des souscripteurs spontanés, semble fonctionner puisqu’au fil des mois et des années maintenant, le media qui se définit comme « un pont entre l’Ukraine et le monde, fournissant des informations et un contexte fiables » compte 23 497 soutiens payants au 18 novembre 2025, dont plus de 400 en France.
Depuis l’origine, la courbe des souscripteurs est en progression régulière, sauf un bond qui a suivi l’invasion du pays fin février 2022. Aujourd’hui, le media qui a passé la barre des 20 000 souscripteurs début juin 2025, vise 25 000 fidèles payants d’ici la fin de l’année. Un objectif qui paraît atteignable puisque ce sont plus de 25 nouveaux abonnés payants qui viennent chaque jour depuis le début du mois d’octobre. La marge de progression est néanmoins très importante puisque 270 000 personnes sont abonnées à la newsletter. D’autant que le ticket de souscription mensuel est au minimum de 5€/mois.
De 18 membres le premier jour en 2021, The Kyiv Independent est aujourd’hui une organisation de 71 personnes, la plupart basées à Kyiv. Il est devenu, en quatre ans, la principale publication en langue anglaise d’Ukraine. La rédaction produit des articles, des reportages vidéo, des documentaires et une dizaine de lettres d’information dont les principales, hebdomadaires, sont Ukraine Weekly, avec les principaux événements de la semaine, WTF with Russia, un bulletin d’information sur la Russie, Ukraine Business Roundup, axé économie, et Explaining Ukraine, qui aborde différents sujets sociétaux ou culturels. Toujours avec l’honnêteté au bout de la plume, même en temps de guerre, ce qui n’est pas si simple qu’il peut paraître quand on habite un pays épargné par la guerre. A noter que la newsletter phare, Ukraine Daily, quotidienne, a été lancée avant le site web et qu’elle est publiée quotidiennement depuis le début de l’invasion.
Également depuis février 2022, des dizaines d’articles en provenance des lignes de front, au cœur de l’enfer, à Avdiivka, Bakhmut, Chasiv Yar, Vovchansk ou Pokrovsk ont été édités. L’équipe rédactionnelle n’a pas non plus hésité à réaliser des enquêtes sur des fautes professionnelles au sein de l’armée ukrainienne, dont une enquête primée sur des allégations de mauvaise conduite au sein de la Légion internationale ukrainienne. La rédaction a également publié des documents révélant le plan de la Russie visant à prendre le contrôle du Bélarus d’ici 2030.
Plus anecdotique, le tout premier recueil de nouvelles du Kyiv Independent a été publié en français, une langue que presque aucun des rédacteurs ne parle. Et très récemment, le 14 novembre 2025, la rédaction a mis en ligne une enquête très fouillée sur le plus grand scandale de corruption de la présidence de Zelensky. Ces travaux sérieux renforcent la confiance de ses lecteurs qui voient le media comme une source d’information indépendante.
En mars 2023 a été créée une unité distincte au sein de l’équipe rédactionnelle afin d’enquêter sur les crimes de guerre russes. Cette équipe a déjà publié neuf documentaires, mis au jour de nombreux crimes de guerre et a reçu sept prix internationaux pour son travail, notamment pour ses enquêtes sur la déportation d’enfants et la torture de prisonniers de guerre. L’unité d’enquête sur les crimes de guerre a remporté le prix de la Conférence de journalisme de Bucha dans la catégorie « Meilleure enquête » sur les crimes de guerre russes pour son article « Déracinés ». Cette année, Olesia Bida, auparavant journaliste à Hromadske, un média ukrainien indépendant pour lequel elle écrivait des articles touchant les violations des droits humains et l’égalité des sexes, auteure de « Il est revenu » pour The Kyiv Independent, un documentaire d’investigation qui expose les violences sexuelles commises par des soldats russes en Ukraine, a remporté le prix ukrainien de journalisme 2025, « Honneur de la profession ». Depuis peu, l’impression a rejoint ce bel ensemble éditorial avec Le pouvoir de l’intérieur, un luxueux magazine dont le premier numéro compte 200 pages. Tout ce travail, renforcé par une Junior School ouverte en 2024 pour former d’autres professionnels de la presse, a permis de pérenniser un pari au départ un peu « naïf » comme l’a déclaré Olga Rudenko, première femme ukrainienne en couverture du magazine Time, avant l’épouse du président Zelensky. Une véritable reconnaissance internationale pour le travail journalistique accompli.
Le site du The Kyiv Independant
Note : [i] Jusqu’en 2014, près de la moitié des Ukrainiens parlent de Kiev (mot venu du Russe). L’annexion de la Crimée change le regard de la population et Kiev devient Kyiv pour quasiment tout la population. Du fait de l’invasion, il devient interdit de dire Kiev en 2022. Mais en France, Le Monde continue à écrire Kiev. Le Monde s’en est expliqué dans un long article : « Notre langue parle de Londres et non de London, de Moscou et non de Moskva, d’Aix-la-Chapelle et non d’Aachen, de Copenhague et non de København… ». En Ukraine, on n’entend plus Kiev mais Kyiv. Zelensky, une fois élu, a d’ailleurs dû abandonner le russe pour l’ukrainien.
- Ukraine
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