
Pologne, Gdansk, 24 décembe 1980 : Noël chez Lech Walesa photographié avec fusil américain en plastique – Photo: Wojtek Laski / East News
Avant de devenir à Varsovie le fondateur de l’agence de presse East News, Wojtek Laski a été un photographe staff et star de l’agence Sipa Press. Comme beaucoup de photojournalistes de sa génération, il doit beaucoup à Gökşin Sipahioğlu, auquel il rend hommage en confiant à L’Œil de l’Info ces souvenirs de l’époque.
<< En 1980, lorsque les grèves ont commencé en Pologne, je me trouvais incognito à Bratislava où je devais prendre en photos des membres des Brigades Rouges. C’était une commande payée d’avance par les hebdomadaires Epoca et Paris Match. Gökşin Sipahioğlu a convaincu ces deux rédactions de m’envoyer en Tchécoslovaquie. Le voyage comportait beaucoup de risques, car la milice tchèque recherchait un journaliste français, mais j’avais un passeport polonais. J’ai réussi à passer la frontière autrichienne et j’ai pris un vol de Vienne pour Paris, puis pour la Pologne et, enfin, à Gdansk.
Les premières photos de grévistes venaient d’être publiées dans la presse. J’ai proposé à Gökşin de présenter le leader de la grève plutôt que de multiplier les images déjà diffusées par toutes les autres agences. Je ne suis pas allé directement au chantier naval devant lequel campaient tous les journalistes, mais à l’église Sainte-Brigitte pour demander l’adresse du chef de la grève. L’ayant obtenue, je me suis rendu dans le quartier de Stogi, assez éloigné du centre-ville, où j’ai trouvé la femme de Lech Walesa, Danuta, qui allaitait son bébé. Elle s’est présentée en tant que Mirosława, c’était son prénom officiel. Elle était un peu étonnée d’avoir de la visite alors que des événements si importants avaient lieu au chantier naval. Madame Walesa n’a jamais oublié cette rencontre. Dans son livre tiré à plus de 300 000 exemplaires en Pologne en 2011 (Rêves et secrets de Danuta Walesa – édition française Buchet-Chastel), elle a écrit :
« C’est quand nous habitions encore dans le quartier de Stogi que j’ai accordé ma première interview. Vers la fin de la grève, un samedi, je crois, Wojtek Łaski est venu me voir. Il était reporter photographe. Il m’a trouvée à l’orée du bois, sur le bord du chemin menant à la plage. Il a pris des photos. Nous bavardions, assis sur un banc. Par la suite, il passait souvent nous voir, très often il nous accompagnait lors de nos déplacements, y compris nos voyages à l’étranger. Łaski est un type de reporter capable de l’impossible pour atteindre son but. C’est un journaliste passionné, un photographe qui a de la classe. S’il ne peut pas entrer par la porte, il passe par la fenêtre. Et s’il lui est impossible d’entrer par la fenêtre, alors il descendra par la cheminée. Une fois, tout en prenant des photos, il est tombé dans un trou, mais il avait les bras au-dessus de la tête et avec son appareil photo il continuait de mitrailler tout autour. »
J’ai demandé une interview à Madame Walesa. Avec un petit sourire, elle a écrit quelques mots sur une feuille de papier avant de me la passer. J’ai pu y lire : « Ici nous sommes écoutés, sortons donc. » J’ai enregistré un entretien avec elle et je lui ai dit que je reviendrais quand son mari sera rentré chez lui. C’est ainsi que tout a commencé.
Ayant expédié mes films à Sipa Press, grâce au concours d’un « passager », je pouvais rester sur place et continuer à couvrir la grève sur le point de se terminer. Lorsque je suis retourné chez les Walesa, j’ai été présenté à Lech Walesa comme « une vieille connaissance ». J’ignorais alors que j’allais devenir le photographe des Walesa. C’était l’époque où Walesa ne faisait que passer par la maison. Il était sans cesse accaparé par « des incendies qu’il fallait étouffer », c’est-à-dire par les grèves qu’il cherchait à canaliser. J’avais de l’admiration pour cet homme, de deux ans mon aîné. Je me demandais où il allait puiser toute cette énergie pour militer. Tout le monde le sollicitait. Je le suivais partout où il allait. Bien souvent, j’ai pu voir comment il arrivait à convaincre et à calmer des syndicalistes en colère exigeant tout et tout de suite.
Grâce à l’agence Sipa Press, les photos de Walesa étaient dans les journaux pendant des années… Les Américains, en particulier, aimaient voir le battant. Je dirais : Walesa le combattif ! En Europe, il y avait surtout une demande pour des images de lui en tant que leader syndicaliste à visage humain. Un type qui a une famille, une femme qui l’aime.
Comme j’avais gagné la confiance des Walesa, je pouvais leur rendre visite chez eux, les accompagner lors de leurs sorties en ville, parfois partir avec eux à la pêche. Walesa adorait la pêche. Autant de situations où Walesa affichait un visage bien différent de celui que l’on lui connaissait dans les meetings et les manifestations. Sa femme lui faisait part de ses opinions et, à sa façon, critiquait les décisions de son époux. Ils avaient une manière spécifique de communiquer entre eux.
Les photos que je publiais dans la presse internationale contribuaient à le faire connaître dans le monde entier. Je montrais la vie de famille de ce couple. À chaque publication, la famille était littéralement inondée par le courrier venant de tous les coins du monde. Une entreprise allemande leur a fait cadeau d’un mini-bus, pour eux c’était un luxe, mais surtout un moyen de transport très confortable pour une famille nombreuse. Cela nourrissait aussi la jalousie de leurs voisins et des ouvriers. Au quotidien, ce véhicule servait pourtant pour aller d’une grève à l’autre dans des usines de toute sorte. Gökşin Sipahioğlu et Michel Chicheportiche ne cessaient de me réclamer des photos récentes, d’actualité de notre personnage favori. Quand les Américains nous achetaient des photos, Paris Match en voulait de bien meilleures.
Aujourd’hui, en regardant les photos de la famille Walesa, je suis toujours étonné de constater comment cette famille a toléré ma présence permanente. Je m’insinuais dans leur vie privée. Je pouvais entrer dans un cabinet médical où un oto-rhino faisait à Walesa un lavage des oreilles et j’étais là aussi quand sa femme lui prenait sa tension artérielle. Je crois qu’ils s’étaient simplement habitués à mon obstination, à ma persévérance permanente. Ils me rappelaient often que tout ce que nous disions était enregistré par les services secrets. Par la suite, il s’est avéré que même dans leur chambre il y avait des caméras et des micros cachés. Un jour, j’ai pris toute une pellicule de photos couleur de Lech Walesa en train de prendre son bain. Je les ai apportées personnellement à Sipa, ces clichés de Walesa nu dans sa baignoire, tandis que ses fils lui faisaient un shampoing. C’est la première fois où Gökşin Sipahioğlu m’a demandé si nous avions l’autorisation de les publier, le moment étant vraiment strictement intime et familial.
Une seule photo aurait suffi pour compromettre Walesa. Une fois, j’ai eu l’idée de couvrir un Noël chez les Walesa. Le problème de ce genre d’événement est qu’il n’est publiable que pour les fêtes de fin d’année. Donc j’ai profité de la coutume polonaise consistant à offrir des cadeaux aux enfants le jour de la Saint-Nicolas, le 6 décembre, pour organiser ce Noël anticipé. J’ai ramené de Paris des jouets multicolores pour les enfants de Walesa. Ils ont eu les leurs avant l’heure, bien sûr sous l’arbre de Noël. Devant leur maison campaient nombre de confrères concurrents, notamment des agences Sygma et Gamma. Il y avait d’un côté la famille Walesa et de l’autre des concurrents, mais aussi de bons copains. J’ai décidé que nous allions faire un pool. À une seule condition : un photographe par agence. Mais, l’agence Gamma avait envoyé deux reporters… Nous avons réussi à trouver la solution : nous avons déguisé Arnaud de Wildenberg en Père Noël. Danuta, épouse de Walesa, a beaucoup aimé cette mascarade. Cependant, nous ne savions pas du tout comment Walesa lui-même allait réagir. Walesa rentre donc du travail, Arnaud distribue les cadeaux, les trois agences prennent des photos dans le même décor. À les regarder aujourd’hui, je vois bien que Walesa n’appréciait pas particulièrement cette situation, but il a fini par s’adapter aux circonstances. Il jouait avec ses enfants, comme tout homme. À un moment, il manipulait un fusil M16 en plastique, que j’ai apporté de Paris. Il faut préciser qu’il y avait un portrait du Pape accroché au mur. Nous avons tous pris Walesa, le fusil dans ses mains, assis sous le portrait de Jean-Paul II.
Une photo qui pouvait se vendre comme des petits pains chauds et que les rédactions se seraient littéralement arrachées. Mais, aussi, une photo qui pouvait être interprétée de différentes façons. D’un commun accord, nous avons tous résolu de ne pas la diffuser. Les autorités encore communistes auraient pu l’utiliser contre le Pape, contre Walesa et contre Solidarność. Nous n’avions aucun pouvoir d’imposer aux rédactions une légende précisant qu’il s’agissait d’un jouet de Noël.
Quand le général Jaruzelski a proclamé la loi martiale, Walesa se retrouve en détention pour une année entière et les contacts avec sa famille deviennent fort compliqués. Madame Walesa obtenait des permissions pour voir son mari et je ne ratais pas les occasions de la rencontrer à Varsovie. Un jour, avant une de ses visites, je lui ai confié un appareil photo, tout comme l’avaient fait mes confrères de la NBC. C’est mon appareil qui n’a pas eu de chance, car il a été intercepté par l’évêque Orszulik, prélat à l’époque. Heureusement, l’ABC a obtenu des photos que nous leur avons achetées et jusqu’à cette date Sipa Press en gère les droits de distribution en Europe. Il faut dire que leur prix était exorbitant : 80 000 dollars. C’était un gros risque à l’époque, mais qui s’est avéré payant.
Plus tard, quand Walesa s’est vu attribuer le prix Nobel de la paix, nous avons pu observer un intérêt accru pour sa personne. C’est sa femme Danuta avec Bogdan, un de leurs fils, qui l’a représenté lors de la cérémonie à Oslo. Spécialement pour Walesa, le correspondant de Sipa Press à Oslo a enregistré la remise du prix sur une cassette VHS, car la télévision polonaise ne couvrait pas cet événement. Notre idée consistait à prendre des photos du lauréat en pyjama en train de regarder son épouse et son fils recevoir le prix en son nom. Nous avions l’enregistrement, mais sur place il y avait un vieux poste de télévision avec le Sécam des pays de l’Est, incompatible avec un magnétoscope. J’ai dû ramener de Varsovie un poste de télévision et un magnétoscope. Il était six heures du matin lorsque je descendais de ma voiture devant la maison des Walesa. Les agents secrets prenaient des photos des arrivants sans se cacher. Walesa a regardé le film et les lecteurs de Paris Match ont vu le lauréat du prix Nobel de la paix en pyjama suivre la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix.
Une fois, nous sommes allés à Genève où Walesa était invité à prononcer un discours au siège européen de l’ONU. Walesa ne parlait aucune langue étrangère. Le sachant fort bien, le représentant de la télévision japonaise a sollicité mon aide pour obtenir une interview de Lech Walesa. Cependant, au début de cet entretien que j’avais pu arranger, le Japonais a sorti un magnétophone et il a fait écouter à Walesa une offre pour raser sa moustache devant les caméras de la station en contrepartie d’un million de dollars. Walesa leur a répondu que sa moustache n’était pas à vendre, notons qu’elle était alors bien noire. Vingt ans plus tard, il a rasé sa moustache déjà grise sans se faire payer par qui que ce soit.
Walesa était souvent invité à l’étranger. Entre autres par les syndicats italiens. À cette occasion, il a visité le Vatican. Il est allé également au Japon. J’ai often participé à ses voyages en tant que membre de la délégation de Solidarité, entre autres lors de sa visite en France. Bien souvent, Walesa devenait « le prisonnier » des syndicalistes.
À Paris, tout contact avec des journalistes en dehors des conférences de presse lui était interdit. Ce n’était pas mon cas, compte tenu de mon statut d’un membre de la délégation, ce qui nous a permis d’organiser une interview pour Paris Match. Nous étions avec Walesa dans sa chambre d’hôtel et Pepita Dupont, journaliste de Paris Match, assise dans un café de l’autre côté de la rue. Elle s’entretenait avec Walesa au téléphone, je faisais l’interprète. Elle dans la rue, lui à la fenêtre, ils se faisaient des signes à distance. Walesa a beaucoup aimé cette conspiration. Il faut préciser que c’était bien avant l’arrivée des téléphones portables.
(À suivre)
Contexte Historique : L’article s’ouvre avec le début des grandes grèves en Pologne, notamment à Gdańsk, en août 1980. Ces grèves, menées par les ouvriers des chantiers navals, ont abouti à la signature des Accords de Gdańsk et à la légalisation du syndicat indépendant Solidarność (Solidarité), dirigé par Lech Wałęsa. Ce fut le premier syndicat libre dans le bloc soviétique, représentant un défi politique et social majeur pour le régime communiste polonais. La Loi Martiale (État de Siège) de 1981-1983 : Face à la montée en puissance de Solidarność, le pouvoir communiste, dirigé par le général Wojciech Jaruzelski, a décrété la loi martiale (ou état de siège) le 13 décembre 1981. Cette mesure a suspendu les libertés civiles, interné les dirigeants de Solidarność (dont Wałęsa), et violemment réprimé le mouvement dans le but d’écraser l’opposition et d’éviter une éventuelle intervention militaire soviétique.
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