
Dominique Aubert, Aghanistan 1988, Credit Photo Don North
Le tribunal judiciaire de Paris a rendu un jugement proprement stupéfiant en déboutant Dominique Aubert, l’ancien photographe de l’agence de presse Sygma, de toutes ses demandes pour récupérer ou avoir accès à ses archives photographiques. Un jugement qui, au-delà du cas Aubert, concerne le patrimoine photo-journalistique français du siècle dernier.
Le 21 novembre 2025, la Présidente Irène Barnac, assistée d’Alix Fleuriet, vice-présidente, et du juge Arthur Courillon-Havy, constituant la cour de la 2ᵉ section de la 3ᵉ chambre du Tribunal judiciaire de Paris, ont débouté Dominique Aubert, reporter-photographe à l’agence de presse Sygma devenue Corbis Sygma, de ses demandes de récupération ou d’accès au millier de reportages qu’il a réalisés au péril de sa vie entre 1983 et 1995.
Selon nos informations, ce jugement semble clore plus de quinze ans de procédures diverses visant toutes à faire la lumière sur un des plus grands scandales concernant le patrimoine photographique de l’agence de presse Sygma. Grâce à l’obstination de cet ancien photojournaliste, nous espérions avoir quelques lumières sur le sort des archives de Sygma tombées dans les actifs de la faillite de Corbis-Sygma.
À l’audience, le 19 septembre dernier, aucun des avocats de Getty Images, de BTSG et de Maître Gorrias n’a daigné répondre à nos questions. Les sociétés Locarchives et Unity Glory International, filiale de Visual China Group, n’étaient pas représentées. Nous n’avons rien appris sur les manœuvres du liquidateur judiciaire, rien sur les contrats entre les sociétés BTSG, Corbis, Getty et les Chinois. Rien, car toutes les parties adverses n’ont fait qu’affirmer qu’elles ne savaient rien du sort des photos d’Aubert et que ce dernier faisait un mauvais procès à Maître Gorrias, le liquidateur judiciaire !
Pour Maître Jean-Philippe Hugot, avocat d’Aubert, pour Dominique Aubert, et disons-le, pour nous, il semblait que les juges avaient bien compris le dossier et l’optimisme régnait. Las, le jugement a stupéfait Dominique Aubert et son avocat, les deux semblant, à ce jour, ne pas trouver « raisonnable » de faire appel.
« 50 millions de documents, 800 mètres carrés de surface d’archivage,
7 000 mètres linéaires, plus de 10 000 photographes et contributeurs »[1]
« Le projet de sa numérisation par Corbis débute en 200219. Sygma tombe sous le département « Collections & photographes » et The Sygma Preservation and Access Initiative20 débute en 2004 » Extrait d’une copie vidéo du clip diffusé sur Youtube mais innacessible aujourd’hui.
Pour comprendre l’enjeu pour ce patrimoine, il faut rappeler qu’en créant en 1966 l’agence Gamma, Hubert Henrotte (1934–2020), Raymond Depardon, Gilles Caron (1939–1970), Léonard de Raemy (1924–2000) et Jean Monteux ont ouvert une période souvent qualifiée « d’âge d’or du photojournalisme français ». L’agence Gamma a engendré Sygma (1973–2010) et un troisième concurrent, l’agence Sipa Press. Ces trois agences de presse ont repris le flambeau et les archives des agences Dalmas (1956–1967), Reporters Associés (1954–1971), Apis (1961–1973) qui, dans l’après-guerre, avaient ouvert un nouveau style de reportage photographique en rupture avec les traditions anglo-saxonnes et la tradition française des studios de photographes. Les archives de Gamma sont aujourd’hui diffusées par l’agence Gamma-Rapho créée en 2010. L’agence Sipa Press, elle, est toujours en activité sur le marché de la photographie de presse.
Les archives photo de Sygma, qui fut pendant trente ans leader du marché mondial de la photographie de presse alimentant les plus grands magazines illustrés, ont été scindées en deux parties par la faillite de Corbis Sygma en mai 2010.
Dominique Aubert cherche à récupérer toutes ses photos qui ont été publiées dans le monde entier. Il ne dipose d’aucune images du millier de reportages qu’il a fait pour Sygma. Et il n’est pas le seul !
Une première partie, constituée par les photographes de Sygma (moins d’un millier) passés sous contrat de droit américain avec la société mère Corbis Corporation de Bill Gates, n’a pas été concernée par le règlement judiciaire. En revanche, leurs contrats ont été cédés le 22 janvier 2024 par Corbis Corporation à Unity Glory International, une filiale de VCG, et les droits d’exploitation hors Chine ont échu à Getty Images. Tout ceci dans la plus parfaite opacité. Merci Bill Gates !
L’autre partie du patrimoine photographique de Sygma, concernant des milliers de photographes et probablement des millions d’images, est, du fait de la liquidation judiciaire de Corbis Sygma, devenue un actif de la société faillie, comme les bureaux, les fauteuils et les machines à café… Ces actifs ont été confiés en 2010 au liquidateur judiciaire Maître Gorrias et à la société BTSG pour qu’ils dédommagent les créanciers prioritaires et récupèrent leurs honoraires.
Il est donc incontestable que les photographies de Dominique Aubert, photographe salarié de Sygma, ont fait partie de ce lot d’actifs ! Et c’est ce que nie ce dernier jugement dans l’affaire Aubert !
Mais, pour bien comprendre le problème posé par ce patrimoine photographique, il faut savoir que les photographes n’avaient que trois mois pour faire valoir leurs droits auprès du liquidateur judiciaire ; or les milliers de photographes collaborateurs, pigistes, de Sygma étaient basés dans le monde entier. Ils avaient peut-être changé plusieurs fois d’adresse, n’avaient pas reçu l’info. À L’Œil de l’info, nous avons été plusieurs fois contactés par des photographes qui, au hasard d’une recherche Google, découvraient en nous lisant la faillite de Corbis Sygma (et d’autres agences), parfois cinq ou dix ans après les faits ! Or, en droit d’auteur français, même si le support, la pellicule n’est pas sa propriété, l’auteur conserve des droits moraux et patrimoniaux.
« Stéphane Gorrias, l’homme de l’ombre »

Neeully-sur-Seine, janvier 2014 : Maitre Stéphane Gorrias, Mandataire Judiciaire à son cabinet. Photographie Bernard Bisson / JDD / Sipa press
Quand Maître Gorrias est nommé par le tribunal de commerce liquidateur judiciaire de Corbis-Sygma, il est déjà une star du tribunal. « Il fait partie de cette génération qui a su dépoussiérer le métier », confie l’avocat Guilhem Brémond à la journaliste Camille Neveux du JDD en 2014. Elle écrit : « Dans son étude, les entreprises portent toutes un nom de code, type « poisson rouge » ou « panthère rose ». « C’est pour préserver leur confidentialité », sourit le mandataire judiciaire. Et, sans doute, mettre un peu de légèreté dans un quotidien pas si… rose. » Stéphane Gorrias est l’« homme de l’ombre » qui entre dans la vie d’une entreprise au pire moment : celui de la liquidation judiciaire.

Paris, tribunal de commerce, 7 mars 2013 – A l’occasion du réglement judiciaire de l’agence Sipa press, Michel Puech s’enquiert auprès de Maître Gorrias du sort réseervé aux archives Sygma – Photographie Philippe Charliat
De fait, il y a quinze ans, le liquidateur ne sait quoi faire de cet énorme stock d’images entreposé par Corbis à Garnay (Eure) chez Locarchives. Personne n’en veut… La BNF dit non, le ministère de la Culture se tait. Qu’en faire ? Maître Gorrias était bien embarrassé quand nous l’avions interrogé à cette époque.
Le jugement du 21 novembre dernier explique que « la société Getty Images fait valoir que les œuvres dont il est demandé restitution (ou accès) ne sont pas identifiées », alors que Dominique Aubert a communiqué une liste complète de son millier de reportages. Le jugement ajoute que Getty Images « ne détient ni n’exploite les supports matériels des œuvres comme elle l’a fait constater par huissier de justice ».
Soit, voilà qui est clair mais ne précise rien sur le sort des photographies d’Aubert, ni sur le reste des archives Sygma. Or, comme toutes les photos de Sygma, celles d’Aubert étaient – sont ? – stockées à Garnay par l’ex-société Locarchives. Au moment de la vente de Corbis aux Chinois, ce stock est passé – dans des conditions opaques – sous la responsabilité de Getty Images. Et ce stock était constitué à la fois des photos sous contrats Corbis Inc. vendus aux Chinois et sous la responsabilité du liquidateur de Corbis-Sygma. Getty doit donc avoir quelques lumières sur le contenu de ce stock et sa gestion à Garnay !
Pour sa part, la société BTSG – « G » comme Gorrias – « fait valoir que tous les griefs d’Aubert à son égard, tant ès qualité qu’en son nom personnel, ont été rejetés par la cour d’appel de Versailles en 2019 et la cour d’appel de Paris en 2023, ce qui démontre que les demandes à son encontre sont injustifiées…/… et qu’une prescription de trois mois après la publication du jugement d’ouverture de la procédure de liquidation judiciaire au BODACC, de sorte que Dominique Aubert est forclos. » Circulez, il n’y a rien à voir !
En résumé : Dominique Aubert, qui tente de récupérer ses reportages photographiques, s’y est pris trop tard et, cerise sur le gâteau, fait des demandes imprécises malgré la présentation d’un listing complet de ses reportages. En fait, Aubert ne peut pas démontrer qui le spolie et où sont ses photographies. L’innocent ne peut pas prouver qu’il l’est, donc il est coupable.
Logiquement, perdant le procès, Aubert aurait dû être condamné à payer les frais d’avocats des parties qu’il a attaquées… Eh bien non ! La cour « rejette les demandes de la société Getty Images, de la société BTSG et de Maître Gorrias au titre de l’article 700 du code de procédure civile. »
Cette largesse sonne comme un aveu. Comme l’avait dit aux photographes, en son temps le juge Renaud van Ruymbeke, on sait qui sont les méchants, mais rendre un jugement équitable pour Aubert annonçait trop de complications financières.
En effet, si seul Dominique Aubert a eu le courage – et les moyens – de poursuivre son action en justice ; gagnant, il aurait vraisemblablement fait de nombreuses émules ! Il y a, dans l’ombre, des photographes qui n’attendaient que la victoire d’Aubert pour s’engouffrer dans la brèche ; et trop de sociétés américaines et chinoises qui la redoutaient. Sans oublier un liquidateur judiciaire trop puissant pour être mis en cause.
On ne saura donc rien sur le sort d’une partie importante du patrimoine photographiques français de l’agence qui fut, trente ans durant, leader mondial de la photographie de presse !
Notes
[1] Citation in « Le Fonds Sygma exploité par Corbis. Une autre histoire du photojournalisme » de Audrey Leblanc et Sébastien Dupuy – octobre 2017
2 L’oeil de l’info va poursuivre son enquête pour tenter de comprendre ce qui est arrivé aux archives de Sygma. Nous accueillerons avec plaisirs, les témoignages et les documents qui pourraient nous parvenir en cliquant ICI
- Patrimoine photographique de Sygma
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