La 21e édition du festival de photojournalisme Visa pour l’image s’est ouverte à Perpignan après un été ponctué par des dizaines d’articles consacrés à la mort annoncée de l’agence photo Gamma. Un été d’orages et de rages.
« Tu vas écouter le cercle des pleureuses », m’assène un confrère qui a le sens de la formule, tandis que quelques autres, moins inspirés, m’expriment quasiment des condoléances comme si je me rendais à un enterrement.
Réactions compréhensibles. Du New York Times au quotidien Le Monde, en passant par les agences de presse Reuters, Associated Press ou l’Agence France Presse, la presse unanime a annoncé « la mort » de la « célébrissime » agence Gamma.
Pourtant Gamma n’est plus une agence de presse, mais « une marque » depuis qu’elle a été rachetée en 2000, comme les agences Rapho, Keystone, Top, Stills, MPA, Hoa Qui, Explorer, Jacana, Grandeur Nature et Petitformat, par Hachette Filipacchi Medias du Groupe Lagardère. C’était peu après que l’agence Sygma devienne, elle aussi, une marque déposée par Corbis, une société de Bill Gates.
« C’est la marque, coco ! »
Aujourd’hui la marque Gamma, comme Stylls et MPA, est le fleuron de Eyedea Presse une société du Groupe Eyedea auquel Arnaud Lagardère a réussi à revendre ce qui était à l’époque déjà considéré comme « invendable » : le paquet d’agences acheté par son père, pour que ces stocks de photographies historiques ne deviennent pas la propriété de sociétés non françaises…
Un paquet qui, contrairement à ce qui se dit ici à Perpignan, était déjà découpé en trois sociétés distinctes, Hachette Photo Presse, Hachette Photo Illustration et Crystal, l’entité couvrant les activités paparazzi.
En 2007, le fond d’investissement Green Recovery « achète » avec, semble t il l’aide du Groupe Lagardère. Il réorganise le tout. Le paquet se décompose donc maintenant en quatre sociétés, chacune vouée à un segment du marché :
le corporate – entendez la photographie industrielle et publicitaire -, l’illustration c’est-à-dire la photographie documentaire et humaniste représentée principalement par Rapho,
le people – ce qui rapporte – et,
la presse – le canard boiteux – le gouffre à finances…. C’est cet Eyedea là, Eyedea Press qui est en règlement judiciaire.
Le Tribunal de commerce a accordé six mois à Stéphane Ledoux, son PDG , pour présenter un plan de redressement et de nouveaux actionnaires.
Si tout ce passe « comme je le souhaite» pronostique Stéphane Ledoux, Franck Ullmann PDG de Verdoso Media un financier déjà impliqué notamment dans Rue 89 fera un apport en capital, et quelques dizaines de licenciements permettront de rééquilibrer la société.
« Tous derrière, et lui devant » Georges Brassens
On parle beaucoup des 14 photographes dont les licenciements ont été annoncés au dernier comité d’entreprise, on parle moins de la vingtaine d’employés de Eyedea Presse, comptables, assistantes, iconographes qui auront beaucoup plus de mal à retrouver du travail, mais qui continuent à œuvrer chaque jour pour vendre des photos signées Gamma !
Raymond Depardon, en bon paysan, a déclaré à Libération «Gamma est mort depuis longtemps ». Au moins, ce reporter là est logique: ses archives sont chez Magnum Photo depuis 1978, il n’a donc pas de raison de soutenir la concurrence !
Pourtant le mot licenciement n’avait pas encore été prononcé fin juillet, que la pétition « Sauvons l’agence Gamma » recueillait étonnement les signatures d’hommes politiques de droite, de gauche, du centre, des extrêmes et du milieu – sans doute soucieux de l’avenir de leurs bons profils – auxquels, dans un joyeux melting pot s’associaient directeurs et rédacteurs en chef de médias divers. En plein été !
L’automne venu, les mêmes hommes politiques feront des promesses contradictoires, d’un côté aux photographes, de l’autre aux patrons d’agences. Quant aux « managers de presse » ils continueront à s’indigner des prix réclamés pour publier tel ou tel reportage. Ils signent visiblement plus facilement une pétition qu’un chèque.
C’est aujourd’hui monnaie courante, si l’on peut dire, que des reporters « couvrent » des guerres – de plus en plus meurtrières pour la profession – pour des sommes qu’un « trader » dépense en une demi journée, déjeuner non compris, et qui représentent souvent à peine un tiers des indemnités mensuelles d’un député.
Ajoutons à ce sinistre tableau, que de plus en plus, les photos publiées ne sont pas signées des noms de leurs auteurs. Le photojournaliste le plus célèbre aujourd’hui, se nomme « DR ».
Jadis il s’agissait d’une photo aux droits réservés car le journal ignorait la source. « DR » signifiait : droits réservés. Aujourd’hui c’est « Droit des Relous » qui viennent réclamer leur dû.
Cette pratique qui jadis ne pénalisait que les photographes indépendants, s’est étendue à la production des agences. « Les publications n’envoient quasiment plus de justificatifs » s’indigne Stéphane Ledoux, PDG du Groupe Eyedea « Et ne parlons pas du web…. »
Vendredi 4 septembre, au Palais des congrès de Perpignan, l’association Freelens et la SAIF organisent un débat sur ce sujet.
Ça tombe bien, le patron d’Eyedea arrive la veille, et il a des idées. Espérons également que L’Indépendant, le quotidien local, enverra une escouade de sa rédaction, car pour annoncer l’ouverture du festival, et se faire l’écho des propos militants de son directeur Jean-François Leroy, le quotidien a publié une belle photo couleur de son photographe, le célèbre « DR » !
Il vaut mieux rire que pleurer
En matière de photojournalisme, les paradoxes pimentent la vie des agences….
Primo. Le redressement judiciaire de Eyedea Press (Gamma, Stylls, MPA) va entraîner le licenciement de photographes salariés par Gamma…
Flashback en 1966, Hubert Henrotte, le véritable et discret principal fondateur de Gamma, était alors photographe au quotidien Le Figaro et, secrétaire général de l’ANJRPC, futur Freelens. Gamma fut fondée en opposition au salariat des photographes, qui était alors perçu comme un système d’exploitation !
Secundo. Dix ans plus tard, en 1974, l’Assemblée nationale vota la « loi Cressart » assimilant un journaliste ou photojournaliste ayant publié trois fois dans l’année dans une même publication à un salarié.
Bien que défendus par les associations et les syndicats de journalistes, les photojournalistes des agences Gamma, Sygma, Sipa refusèrent d’y être assujettis. Pendant vingt ans, ces agences fonctionnèrent largement dans l’illégalité, patrons et photographes étaient d’accord.
Tertio. Le vent tourne en 1995. Un photographe de Gamma, héros d’un film documentaire de Raymond Depardon, changea d’avis, et avec lui, petit à petit tous les photographes de ces trois agences.
Ils attentèrent des procès à leurs patrons pour non respect de la loi !!!
C’est ainsi que, les photographes licenciés par Corbis lors du rachat de Sygma, ceux de Sipa lors de la prise de contrôle de l’agence de Goskin Sipahioglu par le pharmacien Favre purent bénéficier d’indemnités de licenciement et des versements des caisses de chômage puis de retraite quand ils en atteignirent l’âge.
« Exploitons nous nous-même ! » aurait dit Robert Capa, au moment de la création de l’agence Magnum Photo. Gisèle Freund (1908-2000) rapporte le propos dans son ouvrage « Le monde et ma caméra»
Le relisant avant de m’embarquer pour Visa pour l’image–Perpignan , je fus frappé, une fois de plus, de constater que « la mort du photojournalisme » est un vieux « marronnier », c’est-à-dire, l’un de ces sujets qui reviennent périodiquement.
Gisèle Freund, dans cet ouvrage publié en 1970 – c’est-à-dire à l’époque préhistorique où les chercheurs inventaient tout juste le « mulot » et l’Internet – s’indignait que des « millions d’amateurs » fassent des « milliards de photos » qui portent préjudice aux professionnels dans la mesure où il se trouve des éditeurs pour les publier.
Crise et journalisme semblent inséparables. L’une tantôt nourrit, tantôt appauvrit, ceux qui ont pour charge d’en rapporter les effets sur la société. Et, qu’on se rassure, ni le photojournalisme, ni les photographes ne sont prêts à mourir.
A peine arrivé dans la capitale de la Catalogne du nord, j’ai déjà vu quelques unes des dizaines d’expositions qui démontrent que le journalisme en images est bien vivant. « Si j’ai traversé l’Atlantique pour venir monter un stand à Perpignan, s’exclame Jean-Pierre Pappis, patron de l’agence new-yorkaise Polaris Images, c’est que je suis optimiste, non ? Sinon je serai resté à Manhattan profiter de l’été indien ».
A Perpignan, ce n’est pas « le cercle des pleureuses » que je suis venu écouter et voir, mais le mouvement des photographes et des journalistes combattant pour montrer le monde tel qu’il est, et suffisamment déterminés pour imposer leurs vues aux « managers », aux « comptables » qui voudraient enterrer la liberté avec le journalisme.
Michel Puech
Publié sur le blog « A l’oeil » dans le Club MediapartDernière révision le 20 décembre 2019 à 8:45 am GMT+0100 par
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