Edward Roop, mineur de charbon, Paonia, Colorado, 1979. © The Richard Avedon Foundation

C’est un projet photographique fondamental dans la carrière de Richard Avedon, et plus largement dans l’histoire de la photographie contemporaine. Réalisée entre 1979 et 1984, cette série majeure marque une rupture radicale avec l’image publique du photographe, jusqu’alors associé à l’élégance sophistiquée de la mode, aux pages glacées de Harper’s Bazaar ou Vogue, et aux portraits de célébrités. La Fondation Henri Cartier-Bresson présente une exposition entièrement dédiée à cette série emblématique.

Avec « In the American West », Richard Avedon s’éloigne des salons de l’élite new-yorkaise pour plonger dans les profondeurs sociales et humaines de l’Ouest américain. Le projet naît d’une commande du Amon Carter Museum of American Art, situé à Fort Worth au Texas, qui souhaitait une œuvre originale célébrant le centenaire de l’État. Avedon accepte, mais impose une condition à ses yeux essentielle: il exige une liberté artistique totale. Son intention n’est pas de célébrer une version romantique ou idéalisée de l’Ouest américain, mais d’en révéler une face cachée, brute, voire douloureuse, intensément humaine. « Je cherche une nouvelle définition d’un portrait photographique. Je cherche des gens qui sont surprenants, déchirants ou beaux d’une manière terrifiante. Une beauté qui pourrait vous effrayer jusqu’à ce que vous la reconnaissiez comme faisant partie de vous-même. » (Richard Avedon). Approche d’autant plus pertinente, que les Etats Unis traversent alors une crise initiée par la politique néolibérale agressive de Ronald Reagan frappant plus particulièrement les couches populaires du pays. De plus, le photographe n’est pas insensible à la réalité sociale américaine. En 1964, il a déjà publié, avec James Baldwin, un livre très critique sur la discrimination raciale et avait photographié à Saïgon, en pleine guerre du Vietnam, de grands brûlés victimes du napalm.

Pendant cinq ans, tous les étés, le photographe parcourt dix-sept États à bord d’un pick-up avec son équipe, traversant des régions rurales, des petites villes, des lieux industriels ou agricoles. Il installe un simple fond blanc en extérieur, souvent contre un mur ou dans un champ, et photographie les gens qu’il rencontre dans des conditions précises et répétitives: pas de décor, pas de contexte, aucun effet de mise en scène, une prise de vue frontale. Il ne dérogera qu’une fois à cette règle avec le portrait d’un apiculteur, image volontairement organisée pour créer une rupture avec le reste de la série. Autres écarts dans la série quelques têtes de taureaux et de moutons photographiées dans des abattoirs.

Le fond blanc, qui aurait pu paraître froid ou neutre, devient en réalité un outil de concentration intense: il isole le sujet du monde, suspend le temps, et place toute l’attention sur le visage, le corps, l’attitude. Les modèles ne posent pas comme pour un portrait mondain. Ils sont debout, souvent embarrassés, parfois déconcertés, méfiants ou parfois espiègles. Ce sont des ouvriers d’abattoirs, des mineurs, des camionneurs, des bouchers, des prostituées, des cowboys de rodéo, des adolescents, de jeunes mères, des serveuses, des sans-abris. Les visages sont marqués, les vêtements sales, les mains rugueuses. Rien n’est édulcoré. Chaque détail contribue à raconter l’histoire de celle ou celui qui pose.

Avedon travaille avec un appareil grand format 20×25, lourd, lent, à la pratique exigeante. Il photographie toujours à la lumière naturelle, dans une atmosphère de tension. Il ne cherche pas à capturer l’instant décisif, comme chez Cartier-Bresson, mais à créer une rencontre, souvent brève mais intense, où quelque chose passe dans un regard, dans une posture, même dans l’inconfort du moment. Il ne s’agit pas seulement de documenter la pauvreté ou la marginalité, mais de montrer des personnes dans leur vérité nue, leur dignité et leur force silencieuses.

Au final, Avedon photographie un millier de personnes, très majoritairement seuls, mais n’en retiendra que 124 pour l’exposition finale puis 110 dans le livre qu’il publiera ensuite. La très grande majorité des autres seront détruites. Lors de sa première présentation au Amon Carter Museum en 1985, ce travail suscite immédiatement un débat passionné. Certains y voient une œuvre bouleversante, un témoignage inédit sur une Amérique invisible, une galerie de visages qui en disent plus que n’importe quel discours politique. D’autres l’accusent de voyeurisme, de manipuler ses sujets, de transformer la souffrance en spectacle esthétique. Avedon lui-même n’élude pas ces critiques. Il ne prétend pas à l’objectivité. Il dit clairement qu’il ne fait pas du documentaire, qu’il ne cherche pas à représenter « l’Ouest » le vrai, mais à montrer une vision subjective, née de sa propre sensibilité, de ses rencontres, de son intuition. « Le moment où une émotion ou un fait est transformé en photographie, il cesse d’être un fait pour devenir une opinion.» (Richard Avedon)

Ce qui rend «In the American West» si puissant, c’est sans doute ce mélange de frontalité radicale et d’humanité profonde dans une intensité rarement égalée dans le portrait photographique. Avedon ne cherche pas à attendrir, ni à choquer. Il regarde et oblige le spectateur à regarder aussi, sans détour. Il donne à voir des individus que l’histoire officielle a oublié, que les médias ignorent, que le rêve américain exclut. En cela, cette série est aussi une critique silencieuse mais acérée de l’Amérique reaganienne. Ce travail reste encore aujourd’hui une référence incontournable, tant pour sa puissance esthétique que pour son engagement humaniste. Il montre l’envers du décor, les visages de ceux qui ne bénéficient pas du miracle économique, qui vivent dans les marges autant sociales que géographiques.

« Je me tiens assez près du sujet pour le toucher et il n’y a rien entre nous, sauf ce qui se passe pendant que nous nous observons l’un l’autre. Cet échange comporte des manipulations, des soumissions. Ce sont des relations qu’on ne pourrait se permettre dans la vie quotidienne. Nous nourrissons pour l’image des ambitions différentes. Le besoin [que le sujet] a de plaider sa cause est sans doute aussi profond que mon besoin de plaider la mienne, mais c’est moi qui suis aux commandes. (…) Ces disciplines, ces stratégies, ce théâtre muet cherchent à créer une illusion: à savoir que tout ce qui est incorporé dans la photo est simplement arrivé. Que la personne dans le portrait était toujours là, qu’on ne lui a jamais dit de se tenir à cette place, qu’on ne l’a jamais poussée à cacher ses mains et qu’en fin de compte, elle n’était même pas en présence du photographe. » (Richard Avedon)

Exposition « In the american West » Richard Avedon, Fondation Henri Cartier-Bresson, Paris, jusqu’au 12 octobre 2025

 

 

Publié pour la première fois par Abrams en 1985 à l’occasion de l’exposition au musée Amon Carter de Fort Worth, le livre de cette série vient d’être réédité.

 

Gilles Courtinat
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