
Après quelques années à jouer le clochard céleste sur les routes d’Europe, j’étais devenu un pro capable d’estimer la durée d’un voyage en stop avec une fiabilité proche de la SNCF. Au final , c’était devenu un peu comme un boulot, sans surprise. Et non rémunéré. Il était temps de passer à autre chose.
La vie active me tendait les bras après des années passées à glander. Squattant chez des amis, je méditais ces sombres pensées lorsque mon existence prit un tour inattendu. Jérôme, ainsi se nommait mon amphitryon, m’avait gentiment transporté jusqu’au fin fond d’une zone industrielle où j’avais décroché un entretien préalable pour une embauche.
Un poste de magasinier en pièces détachées de machines à laver. Pas vraiment excitant mais j’étais prêt à tout pour m’insérer, même temporairement, dans la société. Fatigué par des centaines d’heures à tendre le pouce je voulais ce poste. Mais le recruteur ne voulait pas de moi.
– Je vais vous embaucher et dès que vous trouverez autre chose vous allez me lâcher…
– Mais non. Je suis vraiment déterminé à travailler
Le type contemplait ma coupe de cheveux, rasé sur les tempes comme les méchants dans Mad Max 2 que j’avais découvert sous acide. Mais c’était dans une autre vie.
– Non, vous avez les capacités pour faire mieux, je le sens bien.
– Mais où ? Ecoutez je suis prêt à vous signer un papier où je m’engage à rester au moins….. un an.
-Désolé mais c’est non.
De retour à la maison, j’allumai un gros pétard pour oublier cet échec lorsque Jérôme, entre deux taffes me dit :
– J’ai peut-être un truc pour toi, mais faudra vraiment que t’assures.
– Ouais. C’est quoi.
– Faut vraiment que tu assures.
– Pas de soucis, man, tu peux compter sur moi.
Jérôme passa alors un coup de fil puis m’expliqua que son père avait été photographe dans une agence parisienne et que j’avais un rendez-vous le lendemain à midi avec la directrice au 8 rue d’Alger, une adresse qui allait faire basculer ma vie dans une autre dimension mais je n’en étais pas conscient.
Je pris le train de banlieue sans billet jusqu’à Montparnasse puis le métro, toujours sans ticket, et arrivai rue d’Alger un peu avant l’heure.
Chaussé de vieux rangers repeints en argenté mais la peinture avait fichu le camp laissant des traces bizarres, j’exhibai ma curieuse coupe de douilles évoquée plus haut. Le tout enrobé dans un vilain manteau long et noir en pur poil de synthétique.
C’était l’été mais je n’avais rien d’autre à porter et crevais de chaud sous ce triste cache misère. Un ascenseur que l’on pouvait qualifier de vintage m’emporta jusqu’au troisième étage. Je sonnais puis franchis la porte de ce qui m’apparut comme un grand appartement typique des beaux quartiers parisiens. Les murs étaient masqués par des étagères métalliques remplies de centaines de boites en cartons sur la tranche desquelles on lisait des indications de pays ou de thématiques des plus diverses. Des personnes penchées sur des tables lumineuse et munies de petites loupes regardaient des diapositives dans des planches plastique et en sortaient parfois une qu’elles mettaient de côté.
Je traversai la première salle, et au bout d’un petit couloir entrai dans le bureau de la directrice qui m’attendait. Une femme brune d’une quarantaine d’années qui sourit en me voyant.
– Bonjour Richard. Je m’appelle Barbara et Jérôme m’a dit grand bien de vous.
– Euh… Bonjour et merci de me recevoir
– Hélas je ne sais pas trop quoi faire de vous mais parlons un peu.
– Ben je cherche un travail. N’importe lequel fera l’affaire.
– Oui mais pour le moment nous n’avons besoin de personne.
La malédiction me poursuivait et je restai silencieux.
– Mais bon, j’ai peut-être quelque chose à vous proposer….
– Oui ?
– Un mois à mi-temps à l’essai ça vous irait ?
– Oui bien sûr.
– Parfait. Vous pouvez commencer quand ?
Je repensais aux rendez-vous foireux qui m’attendaient dans les boites d’intérim de Trappes. Un cet après-midi, un autre dans deux jours et…Arrêtons un peu de déconner. On me proposait du travail dans un endroit comme je n’en avais encore jamais vu je ne voulais pas saboter ça ni mettre Jérôme dans une mauvaise situation.
– Maintenant, dis-je en souriant.
– Parfait, me dit alors Barbara, revenez ici à quatorze heures que je vous présente à vos nouveaux collègues.
Je rayonnais intérieurement lorsque, toujours souriante, elle me tendit un billet de cent francs en me disant :
– Bien. Voici donc un petit acompte sur votre première paie.
Tout étourdi je me retrouvais sur le trottoir de la rue d’Alger. J’avais un peu d’argent et du travail ! Merci Jérôme ! Un bistrot était à deux pas dans la rue. Affamé, je m’y ruais pour prendre un sandwich et un café afin d’être en forme pour l’après-midi. En dépit de mon allure de clochard Barbara qui avait bien compris que je crevais de faim, me faisait confiance au point de me filer cent balles comme ça. Je me sentais comme un lion. Même à l’essai à mi-temps pour un mois.
A quatorze heures pétantes de retour au troisième étage je fus brièvement présenté à mes futurs collègues, pour la plupart des dames d’un certain âge.
– Voici Richard qui va nous donner un petit coup de main.
On m’attribua un petit bureau et un de mes premières taches fut de mettre un coup de tampon au dos des dernières sélections de tirages noir et blanc destinés aux boites en carton où ils attendraient d’être choisis par des iconographes au regard acéré. L’ambiance était calme, studieuse et ça me plaisait beaucoup. Tout comme les photos qui me passaient entre les mains. Je travaillais avec mon tampon, tranquille et heureux, lorsqu’une des dames dit que c’était l’heure du thé, avant de disparaître pour revenir avec un grand plateau chargé de tasses et d’une belle théière. C’était ainsi que l’agence Rapho depuis des temps immémoriaux accueillait ses clients fidèles. Je sirotai mon thé en contemplant les boites aux intitulés précis. J’allais peu à peu y découvrir d’innombrables trésors. Je ne savais pas encore que ce mi temps d’un mois à l’essai allait se prolonger huit années qui changeraient définitivement le cours de ma vie mais c’est une autre histoire, celle d’un routard iconoclaste devenu iconographe…..
(à suivre)
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ISBN: 978-2-39070-005-0
Dernière révision le 11 mai 2025 à 8:47 am GMT+0100 par la rédaction
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