
Photographie François Le Diascorn / Rapho
Le voyage se poursuivait ainsi paisiblement entre les boites en carton qui contenaient des milliers de tirages N&B, d’autres des diapositives couleurs. Sur les tranches des boites était inscrit le thème. Et comme l’affirmait avec bonhomie Claude, assistante au service N&B et préposée au service du thé : Chez Rapho c’est comme à la Samaritaine il y a tout ce qu’il faut !
A commencer par les photographes, incontournables pourvoyeurs d’illustration, dont les clichés après sélection étaient mis en planches puis en boites à disposition de la tribu des iconographes qui, compte fil en main, plongeaient dans les boites pour n’en ressortir qu’à l’heure du thé. Je tamponnais et rangeais les photos dans les boites, ouvrant tout grand les oreilles et les yeux dans ce vaste appartement plein de boites pleines de photos, des milliers d’images dans lesquelles je plongeais pour un voyage photographique errant un peu comme si j’étais encore au bord de la route. Ces boites recelaient les voyages des autres, avec leurs regards qui s’étaient glissés un peu partout entre actualité et vie quotidienne, voyages dans l’espace et le temps aux quatre coins du monde. Plaisir des yeux. Restait à caler le reste à commencer par un domicile que je trouvais par relation. Mais le propriétaire exigeait un garant que j’étais bien en peine de lui fournir.
Ma profession avait un nom rigolo. Iconoclaste (ndlr : iconographe en réalité). Petite main qui trie les tirages et les diapos en retour, les coche sur les bordereaux, vérifie que tout est bien rentré, que rien n’est esquinté. Diapo originale perdue facturée 3600 francs. Un tampon spécial pour les tirages N&B de Doisneau facturés 600 francs en cas de non retour pour décourager les collectionneurs de tirages d’illustration.
Pas d’informatique à l’époque. Tout se fait avec du papier du carton des fiches et des stylos bic. A l’ancienne. J’avais trouvé un travail qui me plaisait. A 27 ans il était temps. Rapho c’était aussi une famille et la maison était gérée avec sagesse par Raymond et Barbara Grosset, toujours accessibles et à l’écoute du personnel aussi longtemps que les plaintes étaient recevables…
Années heureuses où j’affutai ma mémoire visuelle au fil du temps tout en approfondissant ma profondeur de champ. Comprenne qui pourra. J’avais troqué mon sac à dos pour un appareil photo… J’avais une amie aussi, étudiante en japonais. J’étais passé en pose longue sans m’en rendre tout à fait compte. Plus la peine de courir le monde : il était là devant moi , bien rangé dans les boites. Et le rituel du thé me rappelait l’Angleterre. Pour faire court, au deuxième millénaire les iconographes se déplaçaient et venaient chercher les documents à l’agence où la mémoire collective de chacun faisait office de serveur. Mais parfois on était surpris par nos clients.
– Allo Rapho ?
– Rapho bonjour, je vous écoute
– Bonjour monsieur, est il possible de recadrer un de vos ektas ?
– Certainement Monsieur.
Et le client – idiot ou peu scrupuleux – de « recadrer » à grands coups de ciseaux un 4×5 inches original représentant une somptueuse composition alimentaire.
– Vous comprenez pour le «rough» le D.A voulait juste la grande soupière. Donc…
Ben voyons. La soupière. Les ciseaux. Quelque chose ne tournait pas rond. Il y avait ces appels improbables des agences de publicité pas toujours au courant des normes.
-Allo ? Je suis bien chez Rapho ?
-Oui Madame. Que puis je pour vous ?
-C’est à dire que je suis un peu embêtée. Je vous avais demandé des ektas et dans votre sélection il y a bien quelques ektas mais aussi des Kodachrome….
-Ne vous inquiétez pas. C’est bon.
« Salut les totos ! »
Et puis Rapho c’était Doisneau, aussi modeste qu’il était connu. Peut-être même plus encore. Il débarquait à l’improviste rue d’Alger et s’annonçait toujours de la même manière : « Salut les totos ! » C’était Robert, un pan de la photo humaniste à lui tout seul. Et diable qu’il était gentil cet homme là ! J’avais fini par trouver un appartement, un petit deux pièces dans les 17ème. On me demandait un garant. Mes parents n’étaient pas très chauds et je me demandais comment j’allais me sortir de ce guépier quand… Salut les totos ! Robert arriva devant mon bureau….
– Vous faites grise mine mon ami. Des soucis ?
– Ben oui, j’ai trouvé un logement mais je n’ai pas de garant.
Robert esquissa devant moi une sorte de révérence parodique.
– Ne désespérez plus mon ami, votre garant est là devant vous…
– Oui mais si j’ai des problèmes….
– Si vous saviez tout ce que j’ai déjà pu garantir dans ma vie.
Le matin du rendez-vous, il vint de Montrouge jusqu’à Guy Moquet. On alla boire un verre en attendant le propriétaire qui ne venait pas. Au bon d’un long moment Robert, désolé, me dit qu’il devait repartir et s’en alla. Dans la minute qui suivit le propriétaire débarqua, grand escogriffe moustachu et peu sympathique.
– Alors, il est où ce Robert Doisneau ? Je veux le voir !
Je réalisai qu’il ne me croyait pas. Il ne me restait plus qu’à rappeler Robert chez lui à Montrouge et filer en taxi jusqu’à son atelier où j’entrais pour la première fois, accompagné de mon ombrageux propriétaire, rassuré de constater que je ne m’étais pas payé sa tête et que Doisneau existait vraiment ! Robert le charma, lui expliqua que j’étais « un bon p’tit gars » et l’affaire se conclut ainsi.
J’avais un toit, une amie de coeur, l’aventure pouvait continuer…..
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