Photographie Jean Dieuzaide / Collection Grosset

Au gré des recherches que j’effectuais, je naviguais dans cette énorme vague d’images. Et entre deux recherches, je rangeais les « retours » en mode tonneau des Danaïdes. J’aimais ce voyage immobile en mode kaléidoscopique, du noir, du blanc, toute la gamme des gris, des couleurs plein la tronche lorsque l’on posait la planche sur la table lumineuse et que les détails se révélaient sous le compte-fils.

Pas d’écran en ces temps encore empreints d’humanité. L’univers de la photographie se révélait petit à petit, une fière compétition où les agences, petites ou grandes, vendaient à tour de bras le travail des photographes. Entre la presse avec ses vaisseaux amiraux, le poids des mots, le choc des photos, la publicité et ses budgets généreux, l’édition et ses beaux livres, le secteur était en pleine activité. Je courais de boîte en boîte, ingurgitant des milliers d’images par semaine. Mon regard, formé au bord de la route à compter les gravillons, s’épanouissait grâce aux tirages des grands noms de la maison : Robert Doisneau, Willy Ronis, Sabine Weiss, Édouard Boubat, mais aussi grâce à des moins connus, René Maltête et tant d’autres encore.

Rapho n’était pas la seule agence sur la place de Paris. Gamma, Sipa, Sygma couvraient l’actualité avec une grosse logistique, des motards filant aux aéroports où un passager leur remettait les films à développer, puis fonçant vers le labo. Être le premier dans le bureau avec les tirages. Mais le vaisseau Rapho, barré de main de maître par Raymond et Barbara Grosset, me semblait alors comme le blason de Paris : « fluctuat nec mergitur ».

Le personnel, les photographes, tout le monde à bord naviguait en père peinard comme chantait Brassens. Ainsi s’écoulaient les journées rue d’Alger, rythmées par les recherches demandées par téléphone. Les coursiers des magazines passaient, s’emparaient des plis et repartaient à pleins guidons vers les services photos des journaux. Sans oublier, bien sûr, le « tea time », qui me rappelait mes six mois en Angleterre.

Fatalement, immergé dans ce maelstrom de photos, l’idée me vint d’en faire… Avec ma première paie, je m’offris – d’occasion – un Pentax Spotmatic chez un petit photographe proche de la gare de l’Est et, le lendemain, me présentais fièrement à l’agence. À l’heure du thé débarqua Robert, tout sourire. Je lui montai mon acquisition, tout content. Et lui, contrarié, de me dire :

« Vous n’auriez pas dû. Vous ne gagnez pas assez ici pour ça. »

Quinze jours plus tard, le voilà de retour avec un boîtier Nikon. Et il me l’offre ! S’excusant car le système de rembobinage est mort, explosé par un coup violent sur le boîtier. Ça ne cadre pas trop avec la photo humaniste, on dirait le boîtier d’un correspondant de guerre qui aurait pris un mauvais coup dans un conflit. Je ne connaîtrai jamais l’histoire. Robert me confie le boîtier et sa facture, au nom d’un autre fameux photographe, me disant que je n’ai plus qu’à le faire réparer. Je le remercie, retourne à mes recherches et, le soir venu, rapporte le Nikon à la maison, ne sachant trop quoi faire avec ce boîtier accidenté.

La Seyne-sur-mer, Tamaris, juillet-aout 1949, Robert Doisneau (à gauche), Willy Ronis (à droite) et Annette Doisneau – Photographie Atelier Robert Doisneau

Quelques semaines s’écoulent. Et Robert repasse à l’agence pour un rendez-vous. Il se plante à côté de moi et lance :

« Alors cet appareil ? »

Confus, je marmonne que je n’ai encore rien fait pour le réparer, que je ne sais pas où aller ni combien cela me coûtera. Robert m’écoute puis : « Rapportez-le-moi, mon ami, je vais voir ce que je peux faire pour vous. »

Je rapporte le Nikon avec lequel il disparaît. Pour réapparaître un peu plus tard avec le boîtier, réparé, révisé, nickel.

« Eh bien voilà, ça devrait marcher ce coup-là ! »

Il ajouta : « Aujourd’hui, la photo c’est devenu facile, vous n’êtes plus obligé d’apprendre tout sur la sensitométrie comme j’ai dû le faire. Mais l’essentiel, ça reste le cadrage… » Je me demande parfois ce qu’il penserait du numérique et des portables.

Je ne sais plus où me mettre devant tant de gentillesse. Merci Robert, mille mercis et ce n’est pas encore assez. Un boîtier Nikon FE pour moi tout seul. Un rêve qui se réalise. Faut que je trouve un objectif. Ça tombe bien. Un photographe de l’agence me revend à prix d’ami un beau 35 mm. Mon boîtier marche. Plus qu’à y mettre de la pellicule pour aller à la pêche aux images dans les rues de Paris !

 

Richard Walter