Affaire Corbis-Sygma

Le poids de Gates, le choc d’Aubert

Paris 26 mai 2010, bureau de Corbis Sygma© Michel Baret / Gamma-Rapho
Paris 26 mai 2010, bureau de Corbis Sygma© Michel Baret / Gamma-Rapho

 

Le récit d’un dépôt de bilan peu ordinaire mettant en scène un « ex-photographe » français face à l’américain le plus riche du monde. 29 salariés quittent une agence de presse pour celle pour l’emploi. Des millions de photos patientent dans un bunker près de Dreux. Un gâchis ou une stratégie ?

Vendredi 21 mai 2010, à 9 heures du matin, le Comité d’entreprise de Corbis Sygma apprend la déclaration de cessation de paiement (dépôt de bilan) de la société et, l’inévitable licenciement du personnel. A 17 h22, un courriel avertit les clients de Corbis. Ce même vendredi, en fin d’après-midi, une dépêche « tombe » sur les fils : « L’agence de photojournalisme Sygma a été déclarée en cessation de paiement à la suite d’un contentieux juridique avec un ex-photographe, a indiqué à l’AFP le gérant de cette société. »

Le nom de cet « ex-photographe » n’est pas cité par Stefan Biberfeld, gérant de Corbis-Sygma, mais il apparaît dans la dépêche : Dominique Aubert. Nous sommes la veille du week-end, c’est la Pentecôte et ses trois jours de congés. La machine à copier/coller l’AFP peut fonctionner sans heurt, toute la presse reprendra l’information telle quelle.

L’historique agence de photojournalisme Sygma, celle qui fut la première du monde pendant quelques décennies, qui mit en échec les agences américaines, ferme à cause des exigences d’un « ex-photographe ». Joli coup de communication !

La « com » chez Corbis, on connait. Cet art fait partie du cœur de métier. Pour bien enfoncer le clou le gérant de Corbis précise même à l’AFP que l’exécution du jugement « a entraîné la saisie de nos comptes bancaires, de nos biens immobiliers et de nos comptes clients ». Voilà un argument qui met dans la poche de Bill Gates tous les patrons de la planète. Pensez donc, un petit « french boy » qui bloque les comptes d’une société de l’homme, qui pour n’être plus le plus riche du monde, reste une grande fortune mondiale !

Avant d’aller plus loin, il faut donner la parole, non à ce pelé, ce galeux de Dominique Aubert, mais à ses amis et à ses avocats du cabinet Redlink. Dominique Aubert, lui, contractuellement avec son employeur actuel, ne peut pas parler à la presse. Dominique Aubert n’est plus photojournaliste. Il est aujourd’hui pilote de ligne et arpente la planète aux commandes d’un Boeing 777. Une bonne raison de donner son nom plutôt que ceux d’autres photographes également en procès avec la société Corbis-Sygma.

Que dit Maître Rabant du cabinet Redlink ?

« Il est indiscutable que c’est bien Corbis et Corbis seule qui a eu la volonté de partir en liquidation, et que Dominique Aubert n’y est pour rien. » En effet, selon nos informations, Corbis a commencé par faire une proposition pour le paiement sur une longue durée – compatible avec l’activité normale de la société – des sommes auxquelles le jugement du 8 avril la condamne. Dominique Aubert était prêt à accepter. « Les négociations entre avocats étant confidentielles, je ne peux rien dévoiler, mais l’actionnaire américain de Corbis en a décidé autrement et a choisi la liquidation… » explique Maître Rabant.

« Je peux dire également, poursuit Thomas Rabant que, vu le niveau des saisies effectuées pour le compte de Dominique Aubert, qui sont très inférieures au montant des condamnations, ce ne peut être ce fait qui a décidé Corbis à partir en liquidation, mais bien la volonté de Corbis de quitter la France et de se soustraire à ses obligations ».

Du côté de Corbis, Maître Bruno Grégoire Sainte Marie n’a pas jugé bon de répondre, ni aux appels téléphoniques, ni au courriel adressé dès le mardi 25 mai. (Dernière minute : ce 2 juin à 12h09 l’avocat de Corbis répond en envoyant une pièce : l’arrêt du 8 avril et l’attachée de presse m’annonce comme imminente la réponse du gérant de Corbis à ma demande d’interview formulée dès le 25 mai !) Toutefois, on trouvera plus bas les principaux arguments de Corbis-Sygma dans une assignation devant le TGI de Paris.

Mais qui est ce mouton noir « ex-photographe » ?

Dominique Aubert, « Dom » comme l’appelle ses anciens confrères restés amis, a commencé à photographier à 18 ans quand il était dans l’armée. Engagé dans un régiment de parachutistes, il s’est porté volontaire pour la mission de la FINUL (Forces Intérimaires des Nations Unies au Liban). Sa compagnie de combat, la 3ème du 1er RCP, est celle qui a été décimée dans l’attentat contre l’immeuble Drakkar à Beyrouth. Heureusement pour lui, il avait quitté l’armée quelques mois auparavant pour devenir reporter photographe pigiste.

« Dominique est un garçon très gentil, un peu speed, très volontaire, et qui est extrêmement blessé par l’accusation qu’on lui fait porter » déclare Xavier Périssé qui le connut à ses débuts à l’agence Keystone avant qu’il ne travaille pour Sygma en pigiste régulier. « 1987, Sygma est à son apogée. Gamma et Sipa nous suivent à quelques dizaines de millions de francs annuels » écrit Hubert Henrotte dans son livre de souvenirs « Le monde dans les yeux ».

Hubert Henrotte embauche le 8 septembre 1987, Dominique Aubert dans le « staff » de l’agence avec un minimum garanti sous forme de salaire de 10 000 Francs par mois et un intéressement de 25 % sur les ventes de ses reportages.

Il commence alors une vraie carrière de photojournaliste, réalise de multiples reportages en Afrique, retourne pour plusieurs séjours au Liban et au Proche Orient , « couvre » l’Afghanistan etc. « Dominique Aubert a fait partie des bons photographes qui ont fait Sygma » écrit dimanche dernier dans un courriel posté de Bangkok, le grand reporter Patrick Chauvel qui ajoute : « Alors je ne pense pas que son but avec ce procès était d’achever le moribond ! » Assurément, sinon pourquoi des photojournalistes comme Jacques Langevin, Thierry Orban ou un ancien rédacteur-en-chef de Sygma comme Gérard Wurtz auraient jugé de bonne confraternité de produire des attestations pour le Tribunal alors qu’ils sont encore diffusés par Corbis-Sygma. Interrogés par téléphone, certains sont curieusement aujourd’hui devenus muets.

Grand reporter, Dominique Aubert le fut également. Une carrière courte mais intense et reconnue par ses pairs : 1987 , prix du Presse club de France pour son sujet « Gordji à l’ambassade d’Iran », 1989, prix du World Press Photo pour un reportage au Pakistan, 1991, prix du World Press Photo pour « After the massacre, Jerusalem ». Il est invité au premier festival Visa pour l’image de Perpignan, « Mais pas qu’au premier ! précise Jean-François Leroy, je l’ai invité plusieurs fois car c’était un bon ! ». Il est primé au festival du Scoop d’Angers et le magazine Photo publie plusieurs fois ses images… Bref, c’est un « pro ».

Mais il a une autre passion, l’aviation !

Comme le dit Hubert Henrotte (voir billet précédent) avec Patrick Durand, un autre photographe de Sygma, ils décident d’apprendre à piloter. L’aide à la formation professionnelle est là aussi pour ça. Les deux « staffeurs » de l’agence obtiennent chacun 50.000 Francs du fond de formation professionnelle et obtiennent leur brevet de pilote privé.

Le 13 octobre 1995, Dominique Aubert est licencié, pour raisons économiques, par l’agence Sygma, qui n’est pas encore la propriété de Bill Gates. Un accord sur la gestion de ses archives est signé le 20 du même mois. Sa décision est prise, il va devenir pilote professionnel. Au terme duquel, il continuera à percevoir 25% sur les ventes de ses photographies.

Il emprunte 500.000 Francs et suit pendant deux ans, avec succès, une formation de pilote de ligne. C’est depuis son métier.

Dépression sur la rue Lauriston

Au siège de l’agence Sygma, rue Lauriston à deux pas de la place de l’Etoile, depuis l’arrivée en 1996 de Jean-Marc Smadja, l’ambiance n’est plus celle de la grande époque. En juin 1998, Hubert Henrotte et Monique Kouznetzoff, les dirigeants fondateurs, sont remerciés, un an plus tard Bill Gates s’offre l’agence de presse Sygma en l’achetant avec la société Corbis qu’il a créée en 1989.

Le 1er septembre 1999, à Visa pour l’image, Philippe Guerrier du Journal du Net interviewe Steve Davis, le PDG de Corbis, sur la part qu’il accorde au photojournalisme. « Tout d’abord, nous ne communiquons pas sur les revenus que nous tirons des ventes sur Internet…/… Tout dépend de la définition du photojournalisme ».Et les droits d’auteur ? « Nous voulons sérieusement aborder le problème des droits d’auteurs des photojournalistes de l’agence Sygma en prenant toutes nos précautions. Il y a beaucoup de facettes concernant les droits d’auteur et la diffusion en ligne. »

2001, Corbis-Sygma voit son chiffre d’affaires en baisse de 19% par rapport à l’année précédente, une inévitable restructuration s’annonce dont feront les frais principalement les photographes pour lesquels Corbis veut mettre en place « un nouveau statut de producteur indépendant »… Le 29 novembre 2001 Corbis-Sygma annonce le licenciement de 93 salariés dont 42 photographes sur un effectif total de 191 personnes ! C’est le choc.

Mais aujourd’hui, en 2010, il n’en reste plus que 29 à licencier du fait du dépôt de bilan. Tout ça à cause d’un « ex-photographe » nommé Dominique Aubert ? Il semble bien qu’Hubert Henrotte ait trouvé le bon qualificatif lors de l’interview accordée la semaine dernière : « c’est une farce ».

L’affaire Aubert contre Corbis-Sygma

Tout commence le 3 juin 2002, par une simple lettre recommandée où les avocats de Dominique Aubert constatent que le photographe a reçu irrégulièrement des relevés de publication. Il demande donc un état des publications réalisées pour son compte, un inventaire des photographies originales, et de la sélection des meilleurs clichés appelés communément « points rouges » dans la presse illustrée. Il s’étonne également, de n’avoir pas été informé de la diffusion de son matériel sur Internet alors que ce média ne figure pas dans son contrat de 1995. Cette lettre, comme la suivante, fort courtoises au demeurant, sont restées sans réponse.

Et, les choses vont s’envenimer au fil du temps.Le 13 mars 2003, le Tribunal de grande instance désigne Maître Marie Joseph Bouvet pour faire un état des exploitations et des archives du photographe. L’expert constate que des duplicatas sont présentés comme des « points rouges »… Le 24 mai 2004, le Tribunal de grande instance, à la demande Corbis-Sygma se déclare incompétent au profit du Tribunal des prud’hommes.

Le Conseil des prud’hommes condamne le 29 janvier 2008 Corbis-Sygma à payer la somme de 102 000 euros de dommages et intérêts à Dominique Aubert, qui épuisé par six ans de procédure, souhaite en rester là. Mais Corbis-Sygma ne l’entend pas de cette oreille et fait appel. Pourquoi ? D’autres procédures sont en cours, les dirigeants de Corbis espèrent ils faire baisser le prix à l’unité de la photographie perdue ou détériorée ?

Le jugement historique du 8 avril 2010

Le 4 décembre 2009, la Cour d’appel de Paris est en audience, et à son issue le Président déclare « Nous avons conscience de l’importance du dossier et nous tenons à prendre avec les trois magistrats de cette cour une décision collégiale. Nous vous communiquerons le délibéré dans quatre mois, soit le 8 avril 2010.

Ce 8 avril, la société Corbis-Sygma est condamnée à payer 978 375 euros en réparation du préjudice matériel subi au titre de la perte de 753 « points rouges » plus 150 000 euros en réparation du préjudice moral et à 399 000 euros au titre du préjudice subi du fait des actes de contrefaçon… Soit 1 527 375 euros.

Le 23 avril dernier, Corbis-Sygma contre-attaque. Une assignation devant le Tribunal de grande instance lui est signifiée.Corbis-Sygma demande à la cour de dire et juger, en substance :

que la société a l’obligation d’exploiter les reportages de Dominique Aubert jusqu’en 2025 et ce aux conditions du contrat : 75% pour l’agence, 25% pour le photographe, qu’une agence a le droit de numériser les photographies argentiques qui lui sont confiées et que les photographes n’ont pas le droit de s’y opposer,
qu’en s’opposant à la numérisation, Dominique Aubert fait « abus de droit d’auteur.»,

Corbis-Sygma poursuit «Vu le montant indemnitaire complètement extravagant (ndlr: jugement du 8 avril) de plus de 5000 euros par photographie retenu par la Cour d’appel de Paris (chambre sociale du 8 avril 2010) » demande à la Cour de « Constater que l’arrêt de la chambre sociale a, sur la base d’une seule attestation…/… intellectuellement évalué à 1 milliard 450 millions d’euros les 290 000 photographies prises par Aubert et qui sont la propriété matérielle et définitive de Corbis Sygma. »

Et, finalement Corbis Sygma demande à la Cour de condamner Domnique Aubert à payer une provision de 2 000 000 d’euros et de surseoir à l’exécution de l’arrêt du 8 avril. Sachant que depuis cette assignation, la société a été mise en liquidation judiciaire, on comprend mal la défense de Sygma Corbis.

Un jugement qui tombe bien ?

Condamnée le 8 avril, Corbis-Sygma réunit une assemblée générale de ses associés le 17 mai. Qui sont ces associés ?

Ils sont deux : la société de droit français Corbis-France, et la société de droit américain Corbis Corporation. La réunion est vite organisée, les deux sociétés sont représentées par le même homme : James Mitchell ! Que décident James & James ? L’assemblée constate qu’elle a été avisée par un courrier du 7 mai 2010 de la démission des co-gérants Messieurs James Mitchell, Gary Shenk et Paul Richard Leston et confie la gérance au seul Stephan Biberfeld. L’heureux homme !

Voilà donc Stephan Biberfeld, désormais seul maître à bord du navire Corbis-Sygma le lundi 17 mai. Le vendredi 21, il a une journée chargée : réunion du Comité d’entreprise, puis visite au Tribunal de commerce de Paris pour faire enregistrer l’assemblée générale et faire la déclaration de cessation de paiement !

Personne dans le monde du photojournalisme n’est vraiment étonné. Depuis l’an passé, beaucoup pressentaient que Corbis allait quitter Paris malgré les investissements en numérisation, car les fichiers informatiques appartiennent à Corbis Corporation...

En effet, si Corbis a énormément investi dans l’édition et la numérisation des archives de « 876 photographes » de Sygma (voir billet précédent), c’est que ceux-ci ont signé des contrats, ni avec Corbis-Sygma, ni avec Corbis-France, mais avec Corbis Corporation basée à Canson City. Contrats dont les royalties sont payées directement en dollars, sans qu’il soit possible de savoir où les ventes ont été réalisées. En France ? Donc réglées sans charges sociales d’aucune sorte… Aux USA ? Puisque les fichiers sont vendus via des serveurs basés outre-atlantique….

Un fait semble évident. Si, comme l’affirme le gérant de Corbis-Sygma, les pertes cumulées s’élèvent à des dizaines de millions d’euros, ce qui semble avéré par les chiffres déposés au greffe du Tribunal de commerce, cet « ex-photographe » qu’on a pris comme bouc émissaire en espérant le livrer à la vindicte de ses ex-confrères, n’est pour rien dans le dépôt de bilan de Corbis-Sygma et, encore moins dans le licenciement de 29 personnes.

C’est un peu trop facile Mr Bill Gates !

En octobre 2009, Dan Perlet, directeur de la Communication « world wide » pour Corbis, interviewé via e-mail, pour A l’oeil, m’avait mis la puce à l’oreille en déclarant :

« Nous proposons également de centraliser nos activités marketing à Londres avec une équipe essentiellement dédiée aux activités de marketing en ligne pour toute l’Europe. Il est préférable de rassembler et consolider cette équipe dans le même bureau pour une meilleure collaboration et efficacité. »

A cette époque, Corbis Corporation, sa maison mère de Seattle, en était déjà au xème plan social et déménageait de l’immeuble Zeus du 12ème arrondissement de Paris, pour rejoindre le 62 rue de la Chaussée d’Antin à Paris 9ème en laissant déjà sur le trottoir la moitié de ce qu’il restait de son personnel.

Quelques mois plus tôt, le 15 mai 2009, Corbis avait bruyamment annoncé son « Open Sygma Preservation and Access Facility », c’est-à-dire selon Gary Shenk, le PDG de Corbis «La préservation et la facilité d’accès à la collection Sygma, ce qui est un témoignage de notre engagement à préserver cette collection extrêmement importante. »

On pouvait déjà, à ce moment, avoir quelques doutes sur l’avenir des salariés de la société Corbis Sygma. L’éditing de 876 photographes de premier plan était terminé. Six éditeurs ont travaillé sur ce fonds pendant huit ans. Les autres photographes ? Introuvables, disparus, morts avec des ayant-droits fantômes…

Ajoutons l’évolution du fameux marché… Dans l’interview citée plus haut, Dan Perlet répondant à une question sur le type de « contenu » auquel s’intéressait Corbis déclarait : « La demande tend vers du contenu bon marché, d’un bon rapport qualité prix, et de moins en moins vers du contenu premium haut de gamme.» Jusqu’alors « la collection Sygma » était présentée comme du « haut de gamme »…

A quelle sauce mange-t-on les « frenchies » aux USA ?

« Nous avons demandé vendredi 28 mai à la direction de Corbis de respecter les engagements du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) signé en février 2002 et qui est applicable jusqu’au 31 décembre 2010. Le Comité d’entreprise a renouvelé sa demande lundi 1er juin, mais nous n’avons pour le moment pas de réponse, mais nous gardons espoir» déclare un membre du Comité d’entreprise.

« Ce PSE monté en janvier 2006, fait l’objet d’un accord de méthode entre la direction et l’Union économique et sociale constituée par le regroupement des comités d’entreprises et des délégués du personnel des sociétés Corbis-Sygma et Corbis-France. Le PSE prévoit des accords précis en cas de licenciements en matière d’indemnités. »

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Dernière révision le 12 mars 2024 à 12;16 par

Michel Puech


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