A l’automne 2011, La Lettre de l’Académie des Beaux-Arts a publié sous la direction de Bernard Perrine un numéro spécial sur les photographies. Avec l’autorisation du coordonnateur, vous trouvez ici, l’article que j’ai publié dans cet organe de qualité mais quelque peu confidentiel.
De « l’âge d’or » au photojournalisme low cost
« J’ai quitté la scène avec une infinie tristesse » écrit dans Le monde dans les yeux (Ed. Hachette), Hubert Henrotte, fondateur des agences Gamma et Sygma, deux des trois plus célèbres agences de presse de la seconde partie du XXème siècle.
Avec Sipa Press fondée par le photojournaliste Göksin Sipahioglu, Gamma et Sygma ont tenu pendant plus de trente ans le haut du pavé du photojournalisme mondial, cantonnant les agences dites télégraphiques (AFP, Reuters, AP) à la fourniture des quotidiens, tandis que les « trois A » s’imposaient dans les pages des magazines illustrés (Time, Newsweek, Stern, Paris Match, etc).
De l’automne 1966, date de création de l’agence Gamma, à 1999, année du rachat de Sygma par la société de Bill Gates, Corbis est née d’une légende, celle d’un « âge d’or » d’un photojournalisme « à la française ».
Dans une récente interview, Alain Dupuis,qui fut « vendeur » de photos pour la presse pendant quarante ans, a raconté comment, dans les années 80, ces agences sont arrivées à un point où elles dictaient les prix aux éditeurs de magazines avant qu’à l’aube du XXIème siècle la tendance se retourne complètement et que ce « photojournalisme à la française » périclite.
Coup d’œil dans le rétroviseur
Pour comprendre l’évolution actuelle du photojournalisme, il faut à grandes enjambées parcourir la courte histoire de la photographie d’actualité. Le reportage photographique nait à la fin du XIXème siècle pendant la guerre de sécession d’Amérique du nord et la guerre de Crimée sur le vieux continent. Les reporters réalisent leurs prises de vue à la chambre et se déplacent à dos de mulet ! On observera que si les techniques ont changé, ils ont déjà deux commanditaires que l’on connait encore aujourd’hui : la presse et les pouvoirs publics.
Il faut attendre le XXème siècle et l’entre-deux-guerres, les années vingt et trente, pour que se développe la photo de presse. L’immigration de photographes et de journalistes venus d’Europe de l’est va favoriser cet essor par un renouvellement de l’esthétique de la prise de vue et de l’organisation d’agences de reporters. Françoise Denoyelle, une historienne, a également démontré comment le nombre et le prix des publications de photos d’actualité furent alors en corrélation avec le prix du papier journal.
Moins le papier coûte, plus les journaux ont de pages, plus les photographies sont utilisées, et mieux elles sont rémunérées.
La guerre d’Espagne, où Capa, Gerda Taro, David Seymour vont bâtir leurs légendes à côté d’écrivains comme Ernest Hemingway, George Orwell ou André Malraux, est l’occasion de développer les reportages photographiques dans les magazines illustrés tels que Vu ou Regards.
La seconde guerre mondiale va consacrer la presse illustrée et le rôle des reporters.
Les troupes nazies qui envahissent l’Europe disposent d’opérateurs munis des premiers Leica. Les alliés, en particulier les américains, puis les russes, ne seront pas avares pour diffuser les images de leurs correspondants de guerre : propagande oblige.
Deux illustrations restent dans l’Histoire : le drapeau américain planté sur l’île d’Iwo Jima (Japon) photographié par Joe Rosenthal / Associated Press et le drapeau rouge planté sur le Reichtag de Berlin par Evgueni Khaldei / Tass. Ironie de l’Histoire, ils sont tous deux d’origine juive !
Après la victoire sur les forces du mal de l’époque, la presse illustrée, bientôt imprimée en couleur, va connaître un essor fulgurant jusqu’à la diffusion massive des écrans de télévision.
L’âge d’or du photojournalisme?
A côté des grandes agences télégraphiques AFP, AP, UPI, Reuters, Keystone, les reporters photographes indépendants sont encore peu nombreux, essentiellement d’origine occidentale, ils s’organisent en agences de presse photographiques dites « agences feature » : Delmas, AGIP, Reporters Associés, APIS et des dizaines d’autres.
La création de l’agence Magnum en 1947 annonçait une nouvelle organisation dans laquelle les photographes devenaient maîtres de leurs œuvres. La création en France de Gamma va imposer aux magazines la signature des photographes, le respect de leur travail.
Entre 1967 et 1975, sous l’impulsion d’associations, de syndicats et avec la création des « trois A » le marché de la photo d’actualité va être totalement réorganisé tant du point de vue de la production que du point de vue du statut social des reporters.
Les moyens financiers mis à la disposition des photographes via leurs agences seront de plus en plus considérables.
Les magazines illustrés n’hésitent pas à payer des sommes énormes pour obtenir des exclusivités mondiales, jusqu’au moment où les crises économiques successives liées aux aléas du marché du pétrole vont lentement mais sûrement conduire les économies vers la récession.
On taille dans les budgets publicitaires et la presse en subit les conséquences. C’est alors que l’informatique arrive massivement dans tous les secteurs. Dans le même temps les frontières commerciales s’abaissent avec pour conséquence la remise en cause des acquis sociaux.
Après la télévision, l’Internet …
Avec le développement des télécommunications (Internet), les pratiques et les marchés évoluent à toute vitesse et, curieusement, la presse n’est pas la première à en tirer les conséquences.
Les attentats du 11 septembre 2001 ouvrent le XXIème siècle et signent la mort de la photographie argentique d’actualité. Comme le dit Jean-Jacques Naudet, directeur de la rédaction de l’éphémère La lettre de la photographie: « Aujourd’hui, nous pourrions voir en direct des images de l’intérieur des avions et des Twin Towers ! » Et par définition, ces images seraient l’œuvre de non professionnels.
« Il faut que les photojournalistes, surtout ceux qui sont indépendants, comprennent que ce n’est plus la peine de courir après la photo de news » s’exclame Jean-François Leroy, directeur du festival Visa pour l’image .
« Les grandes agences comme Reuters, Associated Press, Agence France Presse sont capables, grâce à leurs correspondants locaux bien équipés et compétents, de diffuser instantanément d’excellentes images. Les photojournalistes doivent travailler en profondeur, raconter l’histoire du monde et non chercher à saisir uniquement l’instant. »
Expliquer le monde avec des photographies implique une bonne connaissance des problèmes politiques, économiques et sociaux. L’ère des reporters « presse-bouton » est bel et bien terminée. Le photojournaliste d’aujourd’hui est un homme – et de plus en plus souvent une femme – qui connait le terrain, soit parce qu’il l’a étudié, soit parce qu’il en est natif ou qu’il y vit. Mais dans tous les cas, raconter le monde demande du temps, donc de l’argent.
« Papa money, Maman pognon …» chante mon ami congolais Bido Mondiba.
L’argent justement fait défaut aux photographes professionnels. Le prix des photographies publiées par la presse ne cesse de s’écrouler depuis dix ans, alors que la surface dévolue à la photo, sur le papier comme sur le web, ne cesse de croître.
Le constat de l’historienne Françoise Denoyelle « plus il y a de place pour publier, plus le prix des photos est important », valable entre les deux guerres mondiales, ne serait-il plus d’actualité à l’heure du web ?
Entre le début du XXème siècle et ce siècle ci, une donnée économique a changé. Dès la fin des années 80, les sociétés américaines d’informatique (Microsoft, Sun, Oracle etc.) ont une action de lobbying terriblement efficace sur la commission européenne à Bruxelles pour obtenir la déréglementation du marché des télécommunications.
Il s’agissait de « casser » les « opérateurs historiques » (France Télécom, Deutsche Telecom, British Telecom) pour imposer une nouvelle économie de l’information.
A l’été 1994, avec l’arrivée au pouvoir aux Etats-Unis du président Clinton, Al Gore, son vice-président, put lancer l’opération « Autoroutes de l’information » qui reprenant le concept du réseau Minitel et utilisant la technologie européenne du web (html) imposa l’Internet comme vecteur d’une information gratuite. On sait que la collecte et la diffusion d’informations écrites, sonores ou visuelles n’a jamais été une source de profit.
Jadis les industriels possédaient des journaux, des « danseuses », pour asseoir leurs positions dans la société en soutenant les hommes politiques qui favorisaient leur commerce. Aujourd’hui, ce sont toujours des industriels qui possèdent la presse, mais ils ont de moins en moins besoin des politiques, et de plus en plus des financiers internationaux.
Leurs ambitions ont donc changé : il s’agit de satisfaire les actionnaires !
Pour distribuer de bons dividendes, il faut réduire les coûts de production. Les plus aisés à rogner sont ceux d’une population de travailleurs individualistes et indépendants par définition : les journalistes. Et il est encore plus facile de réduire les revenus des plus indépendants d’entre eux, car non salariés, non syndiqués, allergiques à toute organisation : les photojournalistes !
Qui plus est, les agences qui diffusent leurs photos et défendaient jadis leurs intérêts, se sont lancées dans une concurrence meurtrière, tandis que les amateurs peuvent techniquement aisément concurrencer les professionnels, très souvent avec l’aide des mêmes agences !
Aujourd’hui, le haut du pavé de l’information illustrée est aux mains, soit d’anciennes agences « télégraphiques » (Reuters, AP, AFP), soit dans celles de nouvelles agences issues de la révolution télématique (Getty images, Corbis etc.) On ne parle plus de sources d’informations, mais de contenus.
On ne parle plus de reportages, mais de produits. On ne parle plus de reporter photographe mais de contributeurs auxquels ne sont plus attachés aucuns droits sociaux, ni aucun autre statut que celui d’auteur contributeur.
Dans son dernier contrat avec les photographess Corbis précise que ses « contributeurs » ne peuvent pas détenir la carte d’identité professionnelle des journalistes…
La porte ouverte à ce qu’on appelle aujourd’hui le « journalisme citoyen », une activité que l’on peut craindre à l’avenir fort éloignée du journalisme et de la citoyenneté.
Michel Puech
On peut se procurer cette revue en écrivant à :
Lettre de l’Académie des Beaux-Arts
N°66 « Vive la Photographie »
Institut de France
Académie des Beaux-Arts
23 quai de Conti
75005 Paris
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