Ni place, ni rue au nom de ce grand résistant que fut Jacques Lusseyran (19z4-1971). Jérôme Garcin heureusement fait revivre le combattant, le déporté, le professeur, l’écrivain, l’homme de Et la lumière fut, son œuvre biographique. Jacques Lusseyran, auquel je dois tant !
« La banalité, la médiocrité ! Qu’ils fussent catholiques, juifs ou protestants, libres-penseurs ou sans opinion, les Résistants partageaient tous ce credo : que la vie n’était pas faite pour être vécue à moitié » in Et la lumière fut de Jacques Lusseyran
« Le 31 janvier 1943 vers onze heures du matin (il faisait froid sur Paris, mais le soleil brillait : il y a ainsi des choses qu’on n’oublie pas), Georges et moi nous attendions Philippe » écrit Jacques Lusseyran dans « Et la lumière fut ».
Philippe, c’est Philippe Viannay, officier de l’armée française, résistant, animateur du mouvement Défense de la France qui créera, après guerre, en 1945 le Centre de formation des journalistes (CFJ) et le Centre nautique des Glénans, avant de participer à d’autres aventures.
Jacques Lusseyran est alors le responsable des Volontaires de la Liberté, le mouvement qu’il a fondé et qui rassemble les lycéens et étudiants parisiens en lutte contre l’occupant nazi. Tous deux sont entrés en Résistance dès le printemps de 1941.
Le combat pour la liberté
« Défense de la France, qui avait tout ce que nous n’avions pas, n’avait pas ce que nous avions. C’était un état-major des services d’intendance, et du génie, mais sans troupes. Nous, nous étions une armée, mais dont les généraux n’avaient jamais eu le temps de finir leurs classes » raconte Jacques Lusseyran. En fusionnant les Volontaires de la Liberté avec Défense de la France, Jacques Lusseyran allait fournir les hommes pour que le journal de Philippe Viannay puisse être diffusé clandestinement jusqu’à 450 000 exemplaires dans la France occupée !
Il faudra quelques mois aux hommes de la Gestapo pour comprendre que le chef de ce réseau de diffusion est le jeune aveugle !
Car Jacques Lusseyran est aveugle depuis l’âge de huit ans. Ce 3 mai 1932, un malheureux mais banal accident : on se bouscule dans une classe et les lunettes deviennent de redoutables armes. Un œil crevé, l’autre qui s’arrête « par sympathie » de fonctionner. Le 4 mai, l’enfant a perdu ses yeux.
Mais comme le souligne, d’entrée de jeu, Jérôme Garcin dans l’émouvant livre qu’il a publié en janvier dernier, aux éditions Gallimard : « Rien, pas l’once d’une plainte, pas l’ombre d’un regret, pas trace d’une quelconque amertume, pas la moindre colère, pas non plus de protestations, et jamais de jalousie…./.. Au contraire, une paix avec soi-même, une harmonie avec le monde, une équanimité souterraine, un optimisme ravageur, une vaillance hors norme, une foi d’airain, et même une manière de gratitude pour le destin qui, en le privant de ses yeux, en lui ayant refusé le spectacle de la beauté à l’âge des premiers émerveillements, développa chez lui ce qu’il nommait le regard intérieur. »
Le petit Jacques a heureusement des parents qui font face. Une mère surtout qui va consacrer des années à l’éducation de son enfant. Un vrai sacerdoce. Elle refuse de l’envoyer à l’école des jeunes aveugles. Il apprendra le braille pour étudier, mais ne portera jamais de canne blanche. Entouré, Jacques Lusseyran va apprendre, apprendre et étudier. Il sera un brillant élève du Lycée Louis-le-Grand à Paris où son professeur, le moraliste Jean Guéhenno sera rétrogradé par Vichy sur dénonciation. Mais il ne sera pas normalien. Le décret du 1er juillet 1942 d’Abel Bonnard, ministre de l’Education nommé par Pétain, interdit le concours aux handicapés. Jacques Lusseyran est expulsé de la salle.
En 1943, « Les volontaires de la liberté » sont 600 quand Jacques Lusseyran rencontre Philippe Viannay. Il est rarement question des aveugles dans la Résistance, pourtant ils furent près de 160 à s’engager. Deux d’entre eux, Louis Adam et François Guillou, furent fusillés, d’autres furent, comme Jacques Lusseyran, déportés ou emprisonnés.
C’est le 20 juillet 1943, que la police allemande débarque chez les Lusseyran. Il a été dénoncé par une taupe, un certain Emile Marongin, étudiant en médecine, infiltré dans le réseau Défense de la France. Il n’est pas le seul à « tomber ». « Le même jour, Jacqueline Pardon, Geneviève de Gaulle, Hubert Viannay, le frère de Philippe » et une soixantaine d’autres militants sont conduits au siège de la Gestapo.
« Je ne vais pas vous montrer Buchenwald, personne n’a jamais pu le faire » écrit Jacques Lusseyran dans Et la lumière fut. « Chaque fois que les spectacles et les épreuves du camp devenaient intolérables, écrira-t-il à la fin de sa brève existence, je me fermais pour quelques minutes au monde extérieur. Je gagnais ce refuge où pas un kapo nazi ne pouvait m’atteindre. Je posais mon regard sur cette lumière intérieure que j’avais aperçue à huit ans. Je la laissais vibrer à travers moi et je constatais très vite que cette lumière, c’était de la vie, de l’amour ».
L’amour joue un grand rôle dans la vie de Jacques Lusseyran. En rentrant de Buchenwald, il se marie avec Jacqueline Pardon, une camarade de combat. Le mariage ne durera pas. Il est surtout, comme beaucoup de « revenants » dans une profonde dépression. « Jacques à qui la Légion d’honneur a été finalement concédée » écrit Jérôme Garcin « est le seul déporté à ne pas recevoir de pension. Un conseil de révision l’a trouvé en trop bonne forme. »
Il veut à nouveau présenter le concours de l’Ecole Normale Supérieure, mais la nouvelle République française ne l’aidera pas. La loi scélérate de Vichy n’a pas été abrogée ! Elle ne le sera que dix ans plus tard. Grâce à un ancien professeur, il trouve un poste à Salonique en Grèce. Il n’y restera que deux ans avant de finalement partir pour les Etats-Unis où il enseignera, jusqu’à sa mort, dans plusieurs universités.
Bel homme, amoureux, volage, Jacques Lusseyran a vécu avec trois femmes et a eu quatre enfants. Lui, qui a affronté les nazis, survécu à la déportation, trouvera la mort dans un banal accident de voiture pendant ses annuelles vacances en France.
Ma rencontre avec Jacques Lusseyran
Malvoyant depuis mon enfance, aucun ophtalmologiste n’avait osé m’expliquer que la rétinite pigmentaire dont j’étais héréditairement porteur conduisait inexorablement à la cécité. Au printemps 1994, je venais par amour d’en prendre conscience. Je crus que l’obscurité allait m’envahir le lendemain matin alors que vingt ans plus tard, mon champ visuel n’est pas encore fermé.
Mais, dans l’immense désarroi qui me submergeait alors, j’avais confiance : n’étais- je pas journaliste-enseignant, responsable du « secteur télématique » du Centre de formation et de perfectionnement du journalisme (Cfpj). Le Cfpj était, encore à cette époque, le centre fondé en 1945 par les résistants Jacques Richet et, justement ce Philippe Viannay, ami de Jacques Lusseyran. Un centre qu’ils voulurent dirigé paritairement par les syndicats de journalisme et ceux des éditeurs de presse.
En si noble compagnie, je me croyais socialement à l’abri des ennuis. Je me trompais. Je n’avais pas vu arriver l’offensive néo-libérale qui allait, comme on sait, triompher grâce à la duplicité de certaines « forces de gauche ». Je n’avais pas compris que l’heure n’était plus aux résistants, mais aux collaborateurs de la nouvelle idéologie prônée dès 1980 par Reagan, Thatcher, Mitterrand. Et, qui perdure aujourd’hui.
Tout comme Jacques Lusseyran, postulant au concours de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, qui n’avait pas pensé que l’Etat français de Vichy interdirait aux aveugles d’enseigner, je n’avais pas imaginé que « la rue du Louvre » pourrait me licencier en toute illégalité, en pleine période de reconnaissance de handicap. Le directeur suivant les ordres du Conseil d’administration me jeta sur le trottoir sans qu’aucun syndicaliste ne lève le petit doigt !
Carte « canne blanche » dans une main, carte de chômeur dans l’autre, m’attendant à perdre ma carte de presse, j’étais, pensais- je alors, banni par ma profession. Digne, je refusais d’aller porter plainte aux Prud’hommes contre ma profession. Je plongeai dans une nuit due non à une amblyopie, mais à une profonde dépression.
Sylvie Baudillon, une belle âme me conseilla un livre. On sait que les livres peuvent sauver les hommes en perdition. Et la lumière fut de Jacques Lusseyran, fut de ceux là. Il me donna le courage d’ouvrir les yeux.
Je reçus Et la lumière fut comme un signe, que dis-je, comme un ordre de mission. Je cessais de me plaindre et au lieu de voir ce que mes yeux ne voyaient plus, je concentrais mon regard sur l’image qui me restait, qui me reste. Je repris mes boitiers, fis quelques photos et préférais bientôt regarder celles des autres et en rendre compte. Voilà ce que je dois à Jacques Lusseyran !
Un grand merci également à Jérôme Garcin pour son livre « Le voyant » qui éclaire l’étonnante personnalité de Jacques Lusseyran, dont il faut espérer que quelques autres livres soient édités ou réédités.
Michel Puech
Références
- « Le voyant », par Jérôme Garcin, Collection blanche – Edition Gallimard 2015
- « Et la lumière fut », par Jacques Lusseyran. Préface de Jacqueline Pardon. Éditions du Félin, collection Résistance Liberté Mémoire est une édition traduite de la version anglaise. Cette édition d’après Jérôme Garcin n’a rien à voir avec la première édition française chez l’éditeur Les 3 arches en 1987. Les deux sont disponibles sur Internet.
- « Le monde commence aujourd’hui », par Jacques Lusseyran, Éditeur : Silene (2012)
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