Plus de 150 millions de photographies sont maintenant distribuées dans le monde entier par une source unique: Getty Images. Récit.
Cette position dominante est le résultat de l’achat de Corbis, la société de Bill Gates, par l’intermédiaire de Visual China Group. Ce coup de tonnerre sur le marché mondial de la photographie pose beaucoup de questions aux professionnels, devrait interpeller les politiques et le public.
Le vendredi 22 janvier 2016, restera une date clé dans l’histoire contemporaine du marché de la photographie. Ce matin là, à Pékin, Visual China Group, une société totalement inconnue hors de Chine, publie un communiqué annonçant qu’une de ses filiales, Unity Glory, a acquis les actifs de Corbis et conclu un accord avec Getty pour la commercialisation, hors de Chine, des 80 ou 100 millions d’images réunis par Corbis dans un site des Rocheuses et un bunker dans le département d’Eure-et-Loir.
L’information de la vente, sans mention de prix, est venue de Pékin, puis Getty a annoncé son accord de diffusion avec “son partenaire chinois”. Enfin, Corbis a confirmé le tout.
Pour couronner ce blitzkrieg, Jonathan Klein co-fondateur en 1995 de Getty Images, avec Mark Getty, petit-fils du milliardaire américain, se fendait d’un tweet d’une victorieuse arrogance. Formidable d’avoir le beurre, l’argent du beurre sans acheter la vache….
“La vache ! “ s’exclame un photographe distribué par Corbis qui conclut : “ça devrait lui valoir une interdiction de séjour à vie à Visa pour l’image ! Sans compter que la vache c’est nous qui la trayons !”
20 ans de concurrence et de baisse des prix
La morgue de Jonathan Klein est compréhensible, même si ce n’est pas le cas chez Getty: cela fait vingt ans qu’il se bat contre Corbis. Une bataille à coup de millions pour racheter des archives historiques. Une bataille où le dumping des prix des droits d’auteur des photographies est le nerf de la guerre.
Les prix sont passés de “400 € la photo à 70 et maintenant à 5 sur le web” s’étrangle l’un de ces patrons d’agence acculé au tribunal de commerce. Depuis vingt ans, le nombre des agences absorbées ou défuntes et des photographes dans la misère est incalculable.
Non seulement les prix de vente se sont écroulés mais le pourcentage des ventes reversé aux photographes est passé de 50 à 30 %. De ce fait, des photographes qui gagnaient 2000€ par mois il y a dix ans sont à moins de 500€ maintenant !
Comme chacun sait, les guerres se préparent de longue date, et celle en cours vient de loin. Bien informé, à la mi-temps des années 80, le futur vice-président des Etats-Unis, Al Gore, avait déjà des objectifs clairs pour l’économie américaine : casser les opérateurs nationaux de télécoms européens pour empêcher d’éventuelles fusions entre européens. Pourquoi ?
Parce que les Bill Gates, Steve Jobs et autres consultants n’ont pas retenu de l’expérience du Minitel le succès des “messageries roses” comme les Français; mais, la vision d’un avenir où la communication électronique devenait une source énorme de profit.
Il ont compris que le nerf de la guerre c’était la communication et l’image. Et, depuis le Vietnam, les américains connaissent le poids de l’image dans les guerres économiques.
En 1995, au moment où Al Gore lance sa politique des “Autoroutes de l’information”, Corbis achète le fonds d’archives créé en 1936 par Otto Bettmann. Un fonds prestigieux comprenant notamment des plaques de verre de la guerre de Sécession et le fonds photographique de la défunte agence United Press Images (UPI). Ajoutons l’acquisition des archives du célèbre photographe Ansel Adams.
Trois ans plus tard, en 1998, les affaires ne vont déjà pas bien pour les agences françaises, Gamma, Sygma, Sipa, pourtant omniprésentes sur le marché mondial depuis les années 60/70.
Chez Sygma une crise et un changement d’actionnaires aboutissent au départ du fondateur, Hubert Henrotte, et de son épouse, Monique Kouznetzoff qui gérait le lucratif département “People”.
En 1999, Getty et Corbis sont sur les rangs pour racheter Sygma. Getty tient la corde. Après un an d’audit, Mark Getty (voir note)annonce un soir aux actionnaires de Sygma qu’il achète. Tout le monde doit sabrer le champagne un vendredi soir, mais le lundi il ne se passera rien et c’est finalement Corbis qui va racheter Sygma. Pour cela Corbis Corporation crée Corbis France (filiale à 100%) qui, elle-même, détient le capital de Sygma rebaptisé Corbis-Sygma.
Le fonds Sygma, c’est plusieurs dizaines de millions de photos – personne n’a jamais compté – couvrant l’histoire de la seconde partie du XXème siècle, la production d’un staff talentueux et de milliers de pigistes de part le monde sans compter d’anciennes archives datant d’avant la seconde guerre mondiale.
Les hommes de Bill Gates, dont il faut rappeler qu’il est l’unique actionnaire de Corbis Corporation, ne connaissent pas la presse.
Avec Corbis-Sygma, ils vont découvrir le fonctionnement “à la française” des agences de presse photographiques. Ils iront de surprise en surprise en découvrant le droit français beaucoup plus protecteur que le droit américain.
La Bérézina de Bill Gates dans la photo
En 2001, Corbis-Sygma licencie 90 personnes dont tout le staff de photographes ! Mais, ils annoncent de grands projets de développement pour ce qu’ils nomment la “Collection Sygma”. Pour y participer c’est simple, il suffit de signer un contrat, pas avec Corbis France, mais avec Corbis Corporation. Une société de droit américain qui se permet de contourner et les actifs de Sygma et les lois françaises.
Pendant dix ans, les Corbis’guys vont écrémer le fonds Sygma et presser les photographes de signer des contrats, tout en faisant face à de nombreux procès pour perte de photos originales.
Corbis Sygma périclite et le jeudi 20 mai 2010, à la veille d’un “pont”, le Comité d’entreprise apprend le dépôt de bilan. Licenciements. Tribunal de commerce. Les archives de Sygma sont scindées entre les photographes sans contrat ou ayant signé avec Sygma avant le rachat, et les photographes “contributors” de Corbis qui ont signé avec Seattle. Corbis-Sygma possède également de plein droit, tous les fonds acquis en pleine propriété par Sygma, en particulier ceux d’Europress, de Kipa, Temps Sports etc.
Résultat depuis cinq ans, des millions de photos ne sont pas diffusées, sont bloquées entre les mains de Maître Gorrias, administrateur judiciaire qui jusqu’à ces derniers jours n’avait pas de repreneur… (Voir nos articles sur l’Affaire Corbis-Sygma)
Aujourd’hui, après le rachat de Corbis par les Chinois, à propos des archives des photographes de Sygma entreposées à Garnay en Eure-et-Loir, Craig Peters, “SVP Ausiness Development, Product and Content chez Getty Images” nous a répondu :
“D’après les accords actuels, le stock va rester au même endroit. Getty Images va gérer ce lieu pour le compte de Unity Glory et VCG, en tant que propriétaire de Corbis.”.
Reste à savoir ce que Maître Gorrias, liquidateur de Corbis Sygma va faire du reste, c’est-à-dire la production d’environ 6000 photographes…
Le 29 juin 2011, une plainte pour « délit d’organisation frauduleuse d’insolvabilité, abus de bien social et abus de confiance » est déposée devant le tribunal de grande instance de Paris par cinq anciens photographes de Sygma.
Si la plainte avait abouti le sort des archives basculait, mais, en dépit d’un dossier implacable de Maître Jean-Philippe Hugot, en juin 2012 l’affaire se termine au pénal par un non-lieu. “Je sais qui sont les bad guys dans cette affaire” aurait déclaré le juge aux photographes… Il eut été délicat de mettre en accusation l’homme le plus riche du monde.
Il reste néanmoins trois plaintes au civil, celles de deux des cinq photographes contre Corbis France, Corbis Corporation et Maitre Gorrias qui ne seront pas traitées avant un an.
Ces ennuis judiciaires n’ont sûrement pas engagé Bill Gates à poursuivre ses aventures dans le monde des photographes où, qui plus est, Monsieur et Madame Tout le monde ont, téléphone en main, fait également leur entrée. En 2012, Corbis a d’ailleurs acheté Demotix, une plate-forme, qui, comme le français CitizenSide, s’est spécialisée dans « le photojournalisme citoyen » (sic).
La surproduction ajoutée à la concurrence de Getty et du dernier venu Shutterstock ont conduit à l’effondrement des prix. Les petites agences souffrent, mais Corbis aussi ! Le chiffre d’affaires de Corbis serait devenu “ridicule”, quelques dizaines de millions de dollars face aux centaines de Getty. Une vraie Bérézina. Un énorme échec pour Bill Gates !
Dès la publication des communiqués annonçant la vente à VCG, les téléphones des bureaux de Corbis de New York et de Paris étaient sur répondeur. Ordre de ne pas parler à la presse.
La guerre des riches géants
Les affaires ne vont pas au mieux chez Getty images... En 2012, Carlyle Group, un fonds d’investissement dans l’armement et l’aéronautique, achète aux fondateurs la majorité des parts pour 3,3 milliard de dollars …. Que disait-on au sujet de l’image et de la guerre ?
Selon l’agence Moody’s, le groupe Carlyle détient aujourd’hui environ 51% de l’entreprise avec une fiducie représentant certains membres de la famille Getty détenant environ 49%.” A la fin septembre, les revenus de Getty ont totalisé environ 811 millions $ sur les 12 mois. L’agence de notation indique que l’endettement est excessif face à une baisse du chiffre d’affaires en particulier sur la photo de stock à bas coût.
En novembre 2015, Getty Images a néanmoins émis des bons pour 252,5 millions de $ venant à échéance le 16 octobre 2020 en échange de 100 millions $ de cash et environ 240 millions $ de crédit à 7% à échéance en 2020… Comme on le voit, la situation financière n’est pas des plus florissantes puisqu’il s’agit de refinancement de dettes.
Comme me le lance un professionnel américaine : “Voilà deux fauchés, qui ont trouvé des Chinois pour payer et arranger leurs affaires”. Peut-être…
Les gens de Getty, et en premier Jonathan Klein, son CIO, avaient visiblement une furieuse envie de se payer Corbis, mais outre leur manque de cash, il y a les lois anti-trust. Celle-là même qui les ont empêché d’acheter l’an passé la célébre agence anglaise Rex Picture.
Adobe, qui a acheté Fotolia pour 800 millions de dollars en janvier 2014, n’est pas prêt à prendre Corbis. Shutterstock jette l’éponge en novembre 2015 à l’époque où Getty refinance sa dette et où des Chinois entrent en scène…
Mais qui est Visual China Group ?
A l’automne dernier, Visual China Group fait également des opérations financières. Selon le communiqué du vendredi 22 janvier 2016, Visual China Group (VCG) aurait été fondé en 2000 et serait la première entreprise en Chine à “distribuer les droits d’auteur à travers des plateformes en ligne”. Ce groupe “compterait plus de 600 employés, avec des filiales dans les grandes villes de Chine, dont Beijing, Shanghai, Guangzhou, Shenzhen, Hong Kong et Taiwan.”
Nommée jusqu’en 2014 Far East Industrial Stock, Visual China Groupe est, selon l’agence Bloomberg “ une société basée en Chine principalement engagée dans des activités d’intégration de système. Grâce à ses filiales, la société agit dans le développement technique de produits culturels de divertissement et de jeux d’animation en ligne, la diffusion sur Internet, les logiciels d’interaction homme-ordinateur, le contrôle intelligent, le développement technique, le développement et l’intégration du système de la mécatronique, la simulation dynamique, le mécanisme et produits multimédias, l’animation, la conception et la fourniture de services de conseil technique connexes’. Autant dire tout et n’importe quoi.
Mais, VCG est cotée à la bourse de Shenzhen (000681.SZ). Etonnante bourse. VCG qui fait, grâce à plusieurs de ses filiales, un chiffre d’affaire estimé à 50 millions de dollars( Voir rectificatif) est valorisée à la bourse de Shenzhen à 5 milliards de dollars ! Excusez du peu.
Ce n’est pas facile d’être coté en bourse en Chine. VCG a donc racheté une société sans rapport avec les médias, mais déjà en bourse. Et les Chinois savent faire sourire la bourse. A l’automne dernier , ils ont levé 200 millions de dollars et emprunté 300 millions aux banques régionales chinoises. 500 milions. Un joli pactole permettant de payer Bill Gates ?
Les chinoiseries de Getty
Et la photo ? L’agence ChinaFotoPress qui est l’une des sources de VCG a des racines communes avec Getty.
ChinaFotoPress ? “Je me souviens être allé dans cette agence. C’était les années 80 : quatre gars décidés. Mais il n’y avait pas de marché à l’époque” confie un professionnel d’une agence française.
Au début des années 2000, les choses ont évolué. Getty est en Chine avec une société continentale et une autre à Hong Kong. Il commercialise leur production avec ChinaFotoPress (CFP).
Normal, ils sont associés pour environ 20% du capital.
Ces parts seront évaluées à 12 millions de dollars. La vente, ou l’échange d’actions, ou on ne sait quel accord, entre les Chinois et Getty est motivé par le fait qu’une société chinoise ne peut pas être cotée en bourse avec des actionnaires étrangers. Getty sort par la porte officielle, mais rentre-t-il par la fenêtre ?
En l’état actuel de l’enquête, on ne peut en dire plus, mais il apparaît nettement que c’est bien Getty qui est à la manoeuvre. De bout en bout.
Michel Puech
Rectificatifs :
- Le chiffre d’affaire de VCG n’est pas de 500 millions de dollars comme nous l’avons écrit initaialement mais d’environ 60 millions , les des derniers chiffres publies officiellement font état de 30 millions pour la 1ere moitie 2015. La valorisation en bourse est donc 100 fois plus importante comme nous l’avions écrit dans notre premier article.
- « Ce n’est pas Jonathan Klein mais Mark Getty qui avait ouvert le champagne pour l achat de Sygma par Getty. » corrige un lecteur que je remercie.
A suivre avec le mot-clé : Corbis-VCG-Getty
Dernière révision le 21 août 2024 à 12:01 pm GMT+0100 par
- Pierre Christin
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