Livres

Steinbeck & Capa
Au pays des Soviets

Ferme collective, Ukraine. © Robert Capa / International Center of Photography / Magnum Photos

« Nous savons que ce journal ne plaira ni à la gauche ecclésiastique ni à la droite populaire. Celle-là dira qu’il est anti-russe, celle-ci qu’il est pro-russe. Il est superficiel, c’est certain, comment pourrait-il en être autrement ? Nous n’avons pas de conclusions à tirer, sinon que les Russes sont un peuple comme tous les autres peuples du monde. Il y a sûrement quelques brebis galeuses parmi eux, mais la grande majorité est composée de très braves gens. » (1) 

C’est ainsi que se conclut le livre « Journal russe » qui vient d’être re-édité 74 ans après sa première parution en 1948. C’est John Steinbeck qui écrit cela à propos d’un voyage de 40 jours en URSS qu’il a fait en compagnie de Robert Capa à l’été 1947. L’écrivain a déjà écrit « Des souris et des hommes » et « Les raisins de la colère », le photographe, qui vient tout juste de participer à la création de l’agence Magnum, est bien connu pour ses photos de la guerre d’Espagne et du débarquement en Normandie.

«Un rideau de fer s’est abaissé sur le continent européen » 

L’idée née lorsque les deux hommes se rencontrent dans un bar de New York et échangent sur les articles de journaux parlant de la Russie « rédigés par des gens qui n’avaient jamais mis les pieds dans le pays, et dont les sources n’étaient pas à l’abri de tout reproche. Il nous vint à l’esprit qu’il y avait en Russie des choses dont personne ne parlait, et c’était celles qui nous intéressaient le plus. Quels vêtements portent les Russes ? Que mange-t-on au dîner ? Est-ce qu’on se réunit le soir entre amis pour prendre un verre ? Quels sont les aliments ? Comment fait-on l’amour, comment meurt-on ? De quoi discute-t-on ? Est-ce qu’on danse, est-ce qu’on chante, est-ce qu’on joue ? Les enfants vont-ils à l’école ? Il nous sembla qu’il vaudrait la peine de partir à la découverte de ces réalités, de les photographier, d’en parler. »

La seconde guerre mondiale vient de se terminer, Churchill a précédemment prononcé sa fameuse formule «Un rideau de fer s’est abaissé sur le continent européen »  et la guerre froide a déjà commencé. Dans ce climat de tension entre l’Ouest et l’Est, Steinbeck et Capa veulent rendre compte de la vie quotidienne de la Russie d’après-guerre sans parti-pris. Le New York Herald Tribune accepte de financer le périple en échange de l’exclusivité des textes et des photos. Certainement très désireuses de voir présenter leur pays sous un jour plus favorable, les autorités soviétiques autorisent les deux hommes à voyager dans le pays, mais cela se fera avec un programme de visite et un encadrement rigides. Il se rendront à Moscou, Stalingrad, la Géorgie et l’Ukraine.

A l’époque, la photographie supposait un équipement nettement plus encombrant que de nos jours. Steinbeck relate que, retardés à l’aéroport d’Helsinki, ils devront patienter une nuit avant de poursuivre leur voyage. En parlant de Capa, il dit :

« Capa rassembla ses dix caisses de matériel, tournant autour en gloussant comme une mère poule. Il les fit transporter dans une pièce fermée à clef et exigea du personnel de l’aéroport qu’on les surveille étroitement. Il n’était jamais tranquille quand il se trouvait loin de ses bagages. D’ordinaire aimable et joyeux, Capa se transforme en tyran inquiet dès que ses appareils sont en jeu. »

Si Steinbeck s’accommode plutôt bien d’être encadré de près, son compagnon supporte mal les restrictions de prise de vue. « L’ap­pareil photographique est donc un instrument redouté, et le photo­graphe un suspect que l’on surveille partout où il va. » Capa rédige d’ailleurs pour le livre un texte intitulé « Une plainte justifiée » :

«  Je ne suis pas heureux du tout. Les cent quatre-vingt dix millions de Russes sont contre moi. Ils ne tiennent pas des meetings enflammés au coin des rues, ne pratiquent pas l’amour libre au vu de tous, sont indifférents aux modes vestimentaires. Ils sont vertueux, droits, travailleurs, bref, pour un photographe, ennuyeux comme un jour de pluie. »

Sous la plume de l’écrivain, Capa se révèle un compagnon parfois un peu difficile. « Capa considère que la pluie est une persécution que le ciel lui inflige, car quand il pleut, il ne peut pas prendre de photographies. Il accusait le temps en patois et en quatre ou cinq langues. Capa est un angoissé de la pellicule. Il n’y a pas assez de lumière, ou il y en a trop. Le développement est mauvais, le tirage est mauvais, l’appareil ne marche pas. Il s’inquiète tout le temps. »

L’écrivain relate aussi que son acolyte emprunte des livres sans les rendre, danse en faisant « de longs sauts de lapin », a du mal à se réveiller le matin, s’insurge quand on lui dit qu’il perd ses cheveux et a des coups de déprime. « Capa, à nouveau, broyait du noir. Il avait voulu prendre des photos des activités industrielles, et n’avait pas pu. Il avait le sentiment que tout était raté, le voyage était raté, lui-même était un raté, j’étais un raté. Il était complètement démoralisé. »

« Nous devions partir pour Moscou le lendemain, et Capa n’a pas fermé l’oeil de la nuit. Il ruminait, au désespoir de n’avoir pas pu prendre les photos dont il rêvait. Tous les bons clichés qu’il avait étaient devenus immondes. Capa était vraiment très malheureux. »

Capa s’inquiétait tous les matins pour ses films

Les deux hommes observent la vie quotidienne, visitent des fermes, des usines, s’entretiennent avec des fonc­tionnaires du régime et des hommes du peuple. Ils sont sont frappés par les séquelles de la guerre qui sont partout, trous d’obus, maisons détruites, épaves le long des routes, ruines d’usines.  « La destruction massive de notre pays entre New York et le Kansas vous donnerait une idée de ce qui s’est passé en Ukraine […] où six des quarante-cinq millions d’habitants sont morts ».  Il y a aussi des moments de détente, des banquets plantureux, un voyage dans une station balnéaire pour rompre avec une certaine monotonie faite de Musées de la révolution, kolkhozes modèles, parcs de la culture et d’un culte à Staline omniprésent. Steinbeck compare l’URSS aux États-Unis, ce qui les sépare et ce qui les rapproche, leur incompréhension mutuelle, dans un récit souvent drôle, parfois très touchant voir naïf, d’une grande sincérité, loin de tout préjugé.

Mais comme les pellicules devaient être développées par les soviétiques, censure oblige, Capa se tourmentait beaucoup.  « Capa s’inquiétait tous les matins pour ses films, et nous appelions (…) presque tous les jours pour demander quelle procédure il allait falloir suivre pour faire sortir nos films du pays, et chaque jour on nous répondait qu’ils y travaillaient et que nous n’avions rien à craindre. Nous n’étions pourtant pas rassurés, parce que nous avions entendu raconter que des films sont confisqués et qu’ils sont strictement interdits de sortie (…) Chaque jour, Capa s’enquérait de ses photos. Il avait à présent quelque quatre mille négatifs, et se faisait un sang d’encre. Et chaque jour, on nous disait que tout irait bien, que la procédure était tout près d’aboutir. »

Cette inquiétude durera jusqu’à la fin du séjour. Avant de repartir, « Capa fit un paquet de tous ses négatifs et un coursier vint les chercher tôt dans la matinée. Ce fut pour lui une journée de torture. Il allait et venait, gloussant comme une mère poule qui a perdu ses poussins. Il faisait des plans, il ne voulait pas quitter le pays sans ses films, il annulerait les réservations. Il n’accepterait pas que l’on envoie les films après son départ. Il faisait les cent pas dans la chambre en grognant. Il se lava les cheveux deux ou trois fois, oublia complètement de prendre un bain. Une femme accouche avec moitié moins de cris de souffrance. »

Ses films seront développés par les russes et rendus dans une boite en carton scellée avec interdiction formelle de l’ouvrir avant d’être parti ce qui met Capa au supplice. Ce n’est que dans l’avion du retour qu’il peut enfin vérifier, à son grand soulagement, que tous ses films sont là à l’exception de quelques images jugées sans importance majeure.

« Les mains de Capa tremblaient pendant qu’il ouvrait sa boîte. Tous les films semblaient y être. Il a eu un sourire, a penché la tête en arrière et s’est endormi avant même que l’avion eût gagné les hauteurs. »

Gilles Courtinat

(1) Toutes les citations sont de Steinbeck sauf indication contraire

Le site de l’International Center of Photography

Journal russe de John Steinbeck

69 photographies noir et blanc de Robert Capa

Editions Gallimard

304 pages, 190 x 240 mm

 

 

Tous nos articles oncernant Robert Capa

Dernière révision le 12 mars 2024 à 12;15 par

Gilles Courtinat


Si cet article vous a intéressés...Faites un don !