RECIT – Le sort d’une grande partie du fonds photographique de l’agence de presse Sygma est incertain. Qui en est aujourd’hui le propriétaire ? L’administrateur judiciaire ? Getty Images France ? Locarchives ? Les chinois de Visual China Groupe ? Un fonds historique en desérance depuis 13 ans !
Cet article a été traduit en anglais et publié le 19 sept.2023 par Paul Melcher sur son site Thoughts of a Bohemian . Read it in english
« 50 millions de documents, 800 mètres carrés de surface d’archivages,
7 000 mètres linéaires, plus de 10 000 photographes et contributeurs [1] »
C’est ainsi que la société Corbis, dont Bill Gates était l’unique propriétaire, présentait sur YouTube le fonds photographique de l’agence de presse Sygma acquise en 1999. La vidéo, aujourd’hui indisponible, montre les locaux sécurisés de la société Locarchives [2] où sont entreposées, à Garney près de Dreux en Eure et Loir, les photographies du fonds Sygma et des agences rachetées par Sygma : Apis, Universal, Interpress, Spitzer, Kipa, Tempsport etc.
C’était l’époque ou Corbis et Getty, nouveaux arrivants dans « l’industrie de la photographie », comme l’on dit aujourd’hui, se disputaient les fonds d’archives photo-journalistiques. L’époque où Gökşin Sipahioglu refusaient à Corbis et Getty des chèques mirobolants pour l’achat de Sipa press. L’époque où Hubert Henrotte s’était fait rouler dans la farine par Jean-Marc Smadja et avait dû quitter « son agence » avec Monique Kouznetzoff. En fait, le sort de l’agence française s’était réglé à New York par l’entremise du sympathique président de Corbis, Steve Davis et d’Eliane Laffont de Sygma US qui espérait ainsi sauver Sygma de la déconfiture financière. Au bureau de Sygma US, Eliane et Jean-Pierre Laffont, tout comme Jean-Pierre Pappis avaient vite été « douchés » en juillet 1999 par les « Corbis boys » quand ceux-ci leurs avaient signifiés qu’ils ne devaient plus travailler le week-end, même quand un Kennedy mourrait dans un accident d’avion et que Sygma avait des photos dans la presse du monde entier !
Dès l’année suivante, la société américaine avait déjà pris acte de son échec à gérer les activités de l’agence de presse. Corbis France et Corbis-Sygma, les deux filiales françaises de la société américaine Corbis inc. avaient constaté leurs incompréhensions et leurs incompétences dans la gestion des droits des photographes. En fait depuis sa création Corbis avait racheté des « archives mortes » avec la propriété de plein droit sur les images. Or, le droit français est très différent du droit américain en la matière et Sygma était une agence bien vivante avec un staff de photojournalistes.
Jean-Marc Smadja, l’homme qui a vendu Sygma à Corbis savait à quoi s’en tenir :« En fait, il s’est avéré très vite que Corbis n’était absolument pas familier avec la presse, ni avec l’actualité et que finalement ce qui les intéressait vraiment c’était les archives de Sygma, d’autant qu’à ce moment là nous devions avoir 4 ou 5 millions d’images numérisées, indexées et disponibles pour les clients. »
Le 31 octobre 2000 Corbis transfert du siège social de Sygma du 74 bis rue Lauriston dans le 16 ème arrondissement de Paris au nouvel immeuble Zeus 40 avenue des Terroirs de France dans le quartier de Bercy à Paris 12ème arrondissement en même temps que le management de la société française est modifié avec l’arrivée de Martin Ellis et Franck Perier.
L’agonie de Sygma
Corbis élabore alors une stratégie de désengagement. Le processus est décrit minutieusement au paragraphe 3.2 d’un document remis au Comité d’entreprise[3] de Corbis-Sygma et titré : « Transfert partiel d’une partie de l’activité à une autre société du groupe suivie de l’engagement d’une procédure collective ». On peut y lire : « Il s’agirait du transfert de la distribution et de la gestion des archives de Corbis-Sygma vers Corbis Inc …/… Une fois ce transfert effectué, Corbis-Sygma ferait l’objet d’une procédure collective qui la mettrait de fait à l’abri des poursuites individuelles de ses créanciers (Ndlr : les photographes) …/… Ceci aboutirait inévitablement à la suppression de la totalité des emplois et à l’arrêt de l’activité de la société. »
Et c’est effectivement ce qui va se passer à partir de 29 novembre 2001, avec un plan de licenciement qui va décapiter l’agence fondée par Hubert Henrotte et les anciens photographes de Gamma. Rappelons que les photographes de Sygma venaient de Gamma et que pour une bonne part d’entre eux venaient des anciennes agences Delmas, Les Reporters Associés, Keystone, APIS etc.). C’est dire l’importance historique du fonds d’archives rassemblé par Hubert Henrotte et qui fut géré avec autorité par Josette Chardans.
En 2001, Corbis-Sygma emploie 191 salariés. 116 vont partir soit dans le cadre de départs volontaires soit dans le cadre du PSE (Plan de licenciement qui va toucher 42 photographes). Dans le document remis au Comité d’entreprise, Corbis-Sygma déclare disposer « de 40 millions de photos dont 800 000 numérisées entre 1995 et 2000. » Et ajoute que « Corbis-Sygma a perdu 37 MF (Près de 8 M€) de chiffre d’affaires entre 1997 et 2000 » Tandis que Corbis Corportation aurait investi 150 MF (33 M€) en compte courant depuis 1999.
Pour la direction, le problème c’est le coût et la complexité française de l’emploi des photographes et le maintien de la couverture « news » qui coutent trop chers. Les photographes sont donc fortement incités soit à signer un contrat de droit américain avec Corbis inc., soit à se déclarer « auto-entrepreneur » ou en « droits d’auteur » de telle façon que Corbis ne supporte plus les charges sociales françaises [4].
Qui plus est l’annonce du plan de licenciement déclenche une grève du personnel, photographes compris. Une grève ! Un évènement impensable dans le monde de Bill Gates. Cette grève, massivement suivie est surtout la manifestation d’une hostilité entre le personnel et « les américains ».
Pendant un peu moins de dix ans, Corbis Sygma va gérer « à l’américaine » les affaires de ce qui fut la première agence de presse magazine dans le monde. Il faut dire que l’époque s’y prêtait. La révolution numérique battait son plein, les deux concurrentes de Sygma, Sipa et Gamma subissaient comme toutes les autres agences photo les contre-coups de l’arrivée d’Internet. Rappelons-nous que dans les dix premières années de ce siècle, la presse sur Internet devait être gratuite, le « papier » devait incessamment disparaitre et « le monde d’avant » n’en n’avait plus pour longtemps.
Aubert, le bouc émissaire
Le 25 mai 2010, le tribunal de commerce de Paris ouvrait une procédure de liquidation judiciaire de la société Corbis-Sygma. Corbis n’ayant pas souhaité demander un plan de redressement. Il s’agissait de liquider Corbis Sygma au plus vite. Le tribunal désigne alors Maître Stephane Gorrias de la SCP BTSG en qualité de liquidateur judiciaire.
Dans un communiqué à l’AFP, la direction de Corbis motive alors son dépôt de bilan par le jugement du 8 avril 2010 qui la condamne à payer 1 542 375 € à Dominique Aubert, un photographe qui a travaillé pour Sygma de 1983 à 1995. On est à la veille d’un pont de 4 jours du fait de la Pentecôte. La date est bien choisie pour minimiser les articles dans la presse mondiale, car il s’agit quand même de la société en nom personnelle de Monsieur Bill Gates.
L’AFP sera reprise par tous les médias concernés, finalement fort peu tant le commerce de la photo presse reste un peu « tabou ». Ce que ne dit pas le communiqué, et ce que le gérant de Corbis-Sygma ne dira pas non plus au tribunal, c’est que Corbis inc. a ouvert une ligne de crédit à sa filiale qui, en fait, lui permettait de faire face a ses obligations légales. Bref, le dépôt de bilan est quelque peu litigieux et Maitre Hugot avocat de cinq photojournalistes[5] de Sygma va porter plainte le 29 juin 2011, des chefs « d’organisation frauduleuse d’insolvabilité, abus de biens sociaux et abus de confiance contre X ». Il s’agit pour ces photographes de récupérer leurs archives alors qu’ils étaient sous contrat de Sygma et n’avait pas fait le choix de signer avec Corbis inc. La plainte déposée sur le bureau du juge finira par un non-lieu le 13 novembre 2013. Pourtant le juge avait confié aux photographes qu’il aurait à dire sur ce dépôt de bilan. Mais, Bill Gates est un ami de la France, reçu à l’Elysée par tous les Présidents de la République.
Le 8 février 2011, dans la salle des pas perdus du tribunal de commerce, Maître Gorrias m’assure que « Corbis a fait un chèque de 4 millions d’euros en règlement de tout le passif. » Et, à ma question : qui paye l’archivage des 7 km de photos ? Il a répondu : « Corbis ! …/… pour une somme de 100 000 euros. Mais ça ne peut pas durer. »
En fait ça va durer, car le problème est un casse-tête chinois. Pour faire simple : 1/ on ne sait pas exactement le nombre de photographies que contenait le fonds photographique de Sygma. Il n’y a eu que des évaluations. 2/ on ne sait pas le nombre exact de photographes qui ont déposés des images chez Sygma. 3/ les contrats des photographes étaient variés (salariat, droit d’auteur, facture…).
Il y avait au moins 7000 photographes recensés à la comptabilité de Sygma. Sur ces 7000, à l’époque, un petit millier est passé sous contrat Corbis inc.
Les autres ? Ils avaient un délai très court pour faire leur demande de restitution de leurs photos, trois mois [6]… Les collaborateurs de Sygma habitent ou habitaient aux quatre coins du monde donc une infime minorité a fait valoir ses droits. Je vous parle quand même de quantité énorme de photos, dont évidement des documents historiques. Des dizaines d’année de travail, des milliers de photographes et des millions de clichés !
Que faire de tout ça ? Maitre Gorrias, pour le peu qu’il dise, à consulté plusieurs institutions dont la BNF qui a refusé, et vraisemblablement des patrons d’agences comme François Lochon. Maitre Gorrias a opéré quelques restitutions parcimonieuses à très peu de photographes, car peu nombreux à se soucier de leur travail, ou pas informés sur le sort de leurs archives. Mais, pour une raison difficilement compréhensible, Dominique Aubert, lui, n’a toujours pas réussi à revoir ses reportages…
Sur les cinq photographes qui ont attaqué la procédure du dépôt de bilan, il n’en n’est plus resté qu’un à la barre, Domnique Aubert. Les quatre autres n’ont pas poursuivi, les frais d’avocats sont chers. Dominique Aubert, par son parcourt professionnel a plus la capacité de poursuivre l’action. Pour avoir accès à ses 1200 reportages, il a été jusqu’à proposer à Maître Gorrias de scanner à ses frais ses photos puis de lui rendre les originaux ! La proposition est restée sans réponse.
Via son avocat Maitre Hugot, 15 mai 2020, Dominique Aubert a donc assigné le groupe chinois Unity Glory filiale de Visual China Groupe devenu propriétaire de Corbis [7], Getty Images, Locarchives, Maitre Gorrias et la société qui l’emploie pour la restitution et/ou l’accès de ses archives ! Cette action a été jugée recevable le 14 janvier 2022 par le tribunal, mais, une fois de plus, Maitre Gorrias et ses co-accusés ont fait appel, comme si, en fait, il s’agissait de gagner du temps. Mais le 5 avril 2023, la Cour d’appel de Paris (pole 5 – chambre 1) confirme l’arrêt précédent, qui pour l’essentiel donne raison à Dominique Aubert !
Première question : Maitre Gorrias et ses co-accusés vont-ils aller en cassation ? Ils ont jusqu’au 20 septembre 2023 pour se faire.
Deuxième question : Pourquoi ce déploiement d’énergie, cette orgie d’audience ?
A vrai dire, les accusés agissent comme s’il s’agissait de retarder un moment fatidique : celui ou il faudrait expliquer que les photographies d’Aubert comme celles de milliers d’autres photographes qui n’avaient pas signé de contrat avec Corbis inc. ont tout simplement disparues !
Aussi incroyable que cela puisse paraître, compte-tenu des frais de stockage chez Locarchives que Maître Gorrias chiffrait à 100 000 € à l’époque du dépôt de bilan ; et, compte-tenu du manque d’intérêt par les collections publiques pour ce fonds, il est fort possible que ce fonds a été « benné » !
Tous nos articles concernant l’affaire Corbis-Sygma
Notes
- [1] « The Sygma Preservation and Access Initiative »
- [2] La société Loquarchives est devenu Xelians
- [3] « Information et consultation sur un projet de repostionnement des activités de Corbis-Sygma » – Document remis le 22 novembre 2001 au Comité d’entreprise.
- [4] Lettre aux photographes de Sygma titré « Cadre juridique des relations futures concernant l’exploitation des archives » 11 février 2002 : « Corbis propose la conclusion d’un contrat de cession des droits patrimoniaux conforme au droit français soumis au droit d’auteur français. Le photographe a également la possibilité de conclure, s’il le souhaite, un contrat de licence conforme au droit du copyright américain et régi par la loi de l’Etat de New York. »
- [5] Dominque Aubert, Derek Hudson, Philippe Ledru, Moshem Milner et Michel Philippot
- [6] Lettre en date du 15 mars 2011 de Maitre Gorrias à Hubert Henrotte pour le fonds Darolle : « J’accuse réception de la revendication dont vous m’ avez saisi et vous indique que vous êtes forclos, la demande en revendication devant être formulée, en application de l’article R. 624- 13 du Code de commerce rendu applicable à la procédure de liquidation judiciaire par l’article R 641-31, dans les 3 mois à compter de la publication du jugement d’ouverture au BODACC.En l’occurrence, vous ne pouviez revendiquer que jusqu ‘ au 23 septembre 2010. »
- [7] 23 janvier 2016, la société UNITY GLORY, filiale du groupe chinois VISUAL CHINA GROUP, a acquis la société CORBIS et les droits de distribution des contenus de la société CORBIS SYGMA représentée par la société CORBIS à la date de la transaction; que la société GETTY IMAGES s’est vue confier la gestion et la supervision des actifs physiques ainsi que leur distribution hors de Chine et que l’archivage de son fonds photographique a été confié par la société CORBIS à une société LOCARCHIVES.
Dernière révision le 26 mars 2024 à 5:46 pm GMT+0100 par la rédaction
- Pierre Christin
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