Patrimoine

Les anarchistes
« Ni dieu, ni maître »

De gauche à droite: 0ctave-Jean Véret, Edmond Léon Bossant, Jean Grave, Clothilde Adnet, Charles Carraglia. Louis Perrier (dit Theriez), anarchistes, 1894. Photo: The Metropolitan Museum of Art, New York, Gilman Collection

 

A quoi pouvait bien penser Léontine, papetière de son état, en ce mardi 13 mars 1894 ?

Dénoncée par un voisin, un mot suspect entendu par un mouchard, un parent déjà fiché, la mouise des traîne-misère ?

Et Octave, qui à 19 ans est apprenti photographe mais se retrouve de l’autre côté de l’objectif, et à qui un fonctionnaire bourru ordonne « Ne bougeons plus ! » ?

Et Henri, Annette, Auguste, Gaston et Lucien ? Hommes ou femmes, jeunes ou âgés, mécanicien ou comptable, parisien ou auvergnate, quel est leur point commun ? Être anarchistes ou supposés tels, ce qui n’est pas de nature à arranger vos affaires en cette année troublée de 1894.

La seconde moitié du XIXe siècle a vu l’expansion de l’industrie accompagnée de l’exode rural, ce qui va donner naissance à une importante classe ouvrière.

Affaiblie après la répression de la Commune, la contestation ouvrière renaît à partir de 1880 et s’amplifie à partir de 1890. Ce mouvement s’accompagne d’une montée en puissance des tendances socialistes et d’autres courants politiques. Rejetant ceux qui acceptent de jouer le jeu électoral, les anarchistes préconisent une révolution destinée à abattre la société bourgeoise, jugée responsable de l’oppression et la misère d’une grande partie de la population.

À l’exemple du terrorisme nihiliste en Russie, certains entendent détruire le capitalisme par la « propagande par le fait », c’est-à-dire le sabotage, le boycott, la récupération, la violence et les attentats. Et même si une majorité des anarchistes rejettent ces pratiques, les années 1892-1894 sont marquées par une vague de crimes : pose de bombes par Ravachol, explosion à la chambre des députés et assassinat à Lyon du président de la République Sadi Carnot…

Les slogans et déclarations anarchistes exacerbent également la hantise d’un soulèvement général des classes inférieures. Émile Henry, anarchiste qui sera guillotiné, justifiait ses attentats contre des cafés et des restaurants par ces mots :

« Je pense que des actes de révolte brutale sont justes, car ils réveillent la masse et montrent le côté faible de la bourgeoisie qui tremble encore lorsque le révolté monte sur l’échafaud. »

Lors de son procès, il défendit ses actions contre d’innocents citoyens avec l’argument : « Il n’y a pas de bourgeois innocent ! ».

Il résulte de ces événements une ferme répression avec le vote, entre décembre 1893 et juillet 1894, des lois baptisées « scélérates » par l’opposition de gauche. Elles visent tout particulièrement les anarchistes et leurs journaux qui publient, notamment, des conseils pour fabriquer une bombe sous des noms de rubriques comme « Produits antibourgeois » ou « Arsenal scientifique »…

Des séries de listes nominatives sont dressées afin de répertorier et ficher les individus soupçonnés de sympathies libertaires. De nombreuses arrestations, procès et emprisonnements vont suivre. Quiconque écrit ou sympathise avec l’anarchisme ou tout simplement connaît un(e) anarchiste et même s’il rejette explicitement tout recours à la violence, est passible de poursuites judiciaires.

Arrêté, l’anarchiste (ou supposé tel), considéré comme un terroriste potentiel, est soumis aux opérations d’identification anthropométrique, photographié de face et de profil. Ses particularités physiques et ses mensurations sont notées par la police, qui a recours depuis plusieurs années déjà à ces nouvelles techniques développées par Alphonse Bertillon, le directeur de l’identité judiciaire à la Préfecture de police de Paris.

Photos et informations sont reportées sur des fiches soigneusement classées et conservées, rejoignant des milliers d’autres dans de grandes armoires de classification baptisées « cabriolet » dans le jargon policier.

Soumises à une intense répression, les actions violentes vont s’éteindre peu à peu, l’anarchisme continuant d’exister sous des formes plus pacifiques, en particulier au sein du mouvement syndical ouvrier. De cet épisode de notre histoire, il reste aujourd’hui cette troublante galerie de portraits, ces visages si humains derrière lesquels on aurait bien du mal à imaginer des terroristes sanguinaires.Dernière révision le 29 mars 2024 à 10;16 par la rédaction

Gilles Courtinat