
A la fin des années 70, nous étions tous bercés par « à vous Cognacq-Jay », le gimmick de l’information télé. Pour moi, entrer à la télé n’était même pas un rêve…
En fait, ma carrière de photographe est en panne. Je ne travaille presque plus, d’autant que, la photo, ça ne m’intéresse plus vraiment… De surcroît, je fais du syndicalisme au Syndicat National des Journalistes (SNJ), ce qui n’est pas le meilleur moyen pour travailler quelque part… Je pige, ici ou là, en presse écrite, mais également pour une radio libre italienne. Je ne parle pas italien, ma chronique est traduite simultanément en italien par un copain ! Les radios libres ! Mes thématiques portent exclusivement sur l’extrême-droite et ses réseaux.
En 1982, deux amis photographes pigent à FR3, à la météo et aux débuts de Thalassa, ils me proposent de les rejoindre, mais je ne veux plus être photographe. Tout d’un coup, la télé n’est plus pour moi, un concept abstrait. Pourquoi pas proposer à la télé quelque chose sur l’Irlande du Nord ? ça fait presque dix ans que j’y fait des photos. Je connais le terrain…
Grâce à mes copains, je rencontre Jean-Marie Cavada qui dirige alors l’émission la plus prestigieuse de la télé, « Le Nouveau Vendredi », ou a débuté Christine Ockrent… Alors pourquoi ne pas proposer à Cavada : « la guerre à la porte de l’Europe ? » Pour l’appâter, je lui vends : l’IRA ! Sauf que mes contacts avec l’IRA sont très légers. Un de mes grands amis, avec lequel j’ai beauxoup travaillé là-bas, est lui bien introduit : Sorj Chalandon, qui avant d’être l’écrivain d’aujourd’hui, fut reporter à Libération. Il m’organise des contacts avec l’IRA car, lui, il en a comme il le racontera dans son premier roman.
Me voici à Belfast, logé chez l’habitant, dans une enclave catholique, enserrée dans une zone intégralement protestante et étroitement surveillée par l’armée britannique. C’est dangereux. En allant au pub, on risque un tir de sniper… Une usine voisine a été vidée de ses ouvriers catholiques après la découverte de deux d’entres-eux crucifiés sur le portail. Ambiance !
Après 10 jours de repérage sur place, me revoila dans le bureau de Cavada, et j’annonce : « C’est bon, on pourra tourner l’IRA ! » Départ pour Belfast avec une équipe complète, plus un assistant qui, lui, va à Dublin. Je n’ai jamais fait de télé, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il faut faire… On verra bien, au moins, je connais le terrain.
Une Ford Cortina jaune citron
A FR3, avant notre départ, quelqu’un a eu la bonne idée, pour les autorisations de tournage, de dire aux Anglais quel était l’objet du reportage ! C’est dire qu’on est bien attendus ! A l’arrivée, une voiture de location nous accueille : une Ford Cortina jaune citron ! Sans doute la seule de toute l’Irlande du Nord. Nous sommes visibles à des kilomètres ! Et, nous sommes logés à l’hôtel Europa, une tour du centre de Belfast, où atterrissent tous les journalistes : une annexe de l’armée, en quelque sorte. ça commence mal, mais bon, on se débrouille, on tourne là où j’ai fait mes repérages et, surtout, on ne tourne pas ce qui est attendu. L’idée est de chroniquer l’occupation britanique au quotidien ; et pas des affrontements communautaires. Donc, on fait ce qu’on veut.

Reste l’IRA… Les contacts sont là, mais reste à filmer discrètement. Comment se débarrasser de la Ford jaune citron ? Rendez-vous nous est fixé dans la campagne. Mais, au-dessus de la Ford, un hélico suit, par hasard, le même chemin que nous… On passe la frontière de l’Irlande du Sud et on retrouve deux gars qui nous attendent dans un petit bois. Changement de voiture et en route, discrètement, pour la frontière. Soudain, sur une petite route, des hommes en uniformes, armés et masqués… C’est le moment. En vérité, l’interview n’est pas très intéressante, beaucoup de slogans, de lieux communs et finalement pas grand-chose de réellement politique. A l’évidence, les gars sont des soldats de base. Ils organisent un contrôle routier, un peu bidon, destiné à prouver que l’IRA est chez elle partout. Ils nous font rapidement repartir vers la frontière. Retour en Irlande du Sud, récupèration de notre Ford jaune citron. l’assistant, venu de Dublin, prend les films pour Paris sans passer par l’Irlande du Nord.
On retraverse la frontière et, évidemment, on est arrêtés par l’armée :
« D’où venez-vous ?
« D’Irlande Sud. »
« Pourquoi ? »
« Pour faire des images d’illustration. »
« Où allez-vous ? »
« A Crossmaglen… »
C’est la seule zone de guerre réelle d’Irlande du Nord, près de Warrenpoint [1], là où a eu lieu une embuscade dans laquelle 18 soldats britanniques ont été tués et 29 autres blessés. Un fort retranché, ravitaillé seulement par hélicoptère, attaqué périodiquement au lance-roquette dans un village intégralement hostile, total soutien de l’IRA…
On filme la relève par hélico, la tension des militaires, bref des images de guerre… Une fois terminé le tournage, on va boire un coup au pub, et là, on réalise que tous les consommateurs sont les hommes qui étaient sur le barrage de l’IRA. Ils nous le font comprendre en rigolant…
Retour à Belfast, plusieurs contrôles militaires, toujours les mêmes questions et les mêmes réponses … Arrivée à l’hôtel, fouille en règle, recontrôle, re-questions. Je commence à être passablement énervé… Le lendemain, retour à l’aéroport de Belfast, encore plusieurs contrôles qui nous retardent et, au dernier contrôle, je perds les pédales : à la question « c’est quoi ? » devant le tube qui contient le pied de la caméra, je craque : « un lance-roquette ! »
Forcément, on est arrêtés et retenus. Finalement, on arrive à repartir. Curieusement, ils n’ont pas saisi nos films. En même temps, l’auraient-ils fait qu’ils auraient trouvé des bobines vierges. Même pour le tournage à Crossmaglen, grâce au contact avec l’IRA, les vrais films ont suivi le même chemin que l’assistant.
Ce reportage télé a été mon dernier reportage photo… Je dois à la vérité de dire que le montage était l’oeuvre de la monteuse sans que j’y ai vraiment participé (trop débutant) et le contenu était une propagande outrée en faveur du nationalisme irlandais et hostile aux Britanniqueue.
Mais j’ai eu une excellente critique dans Libération sous la plume de Sorj Chalendon ! Et ce fut le début de ma carrière télévisuelle…
(à suivre)
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Note
[1] L’embuscade de Warrenpoint, également connue sous le nom d’embuscade de Narrow Water, le massacre de Warrenpoint est une attaque de l’Armée républicaine irlandaise provisoire (IRA) le 27 août 1979. La brigade d’armagh-Sud de l’IRA a tendu une embuscade à un convoi de l’armée britannique avec deux grandes bombes en bord de route au château de Narrow Water à l’extérieur de Warrenpoint, en Irlande du Nord. Source Wikipedia
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