David Burnett au Vietnam en mars 1972 – Tous droits Burnett / Contact Press Images

La diffusion du film « The Stringer » sur Netflix n’en finit pas d’agiter le landerneau mondial du photojournalisme. David Burnett, qui est l’un des principaux témoins du moment où a été prise la photographie « The Napalm Girl », a publié son opinion dans The Washington Post du 10 décembre dernier. Il l’a ensuite complétée par un post plus détaillé que nous publions ci-dessous dans une version française qu’il a validée.

Depuis plus d’un an que la polémique fait rage, beaucoup s’interrogeaient sur la position de David Burnett, l’un des photojournalistes les plus respectés, présent à Trang Bang ce jour tragique. En visionnant le film, on peut avoir l’impression qu’il a participé à l’enquête. Or, ce n’est pas du tout le cas.

À la lecture sur Facebook du post de David, je l’ai immédiatement appelé au téléphone pour lui demander l’autorisation de le publier en français. Ce post révèle un dessous de l’enquête menée par l’équipe de la Fondation VII. Manifestement, il existe une contradiction entre le discours de vérité tenu par Gary Knight et son épouse Fiona Turnet, et le B.A.-BA de la déontologie journalistique…

Le témoignage de David Burnett

« Il y a quelques années, j’ai entendu Gary Knight, producteur exécutif du film « The Stringer » produit par la Fondation VII, justifier principalement la réalisation de ce documentaire par un besoin de vérité, même si cette vérité devait se révéler gênante, une vérité qu’en tant que journalistes, nous devons respecter comme l’exige notre métier.

Si j’ai choisi de refuser de participer à ce film, c’est que j’ai eu le sentiment qu’il reposait sur une idée préconçue de ce qu’il souhaitait démontrer en négligeant la découverte et l’enquête. Je suis photojournaliste depuis plusieurs dizaines d’années maintenant et j’ai toujours considéré que l’histoire – les photographies, le récit – était plus importante que son auteur, une démarche que j’ai eu à cœur de respecter. Mais la paternité d’une œuvre est une chose sérieuse, et nous, professionnels de la photo, prenons notre travail très au sérieux.

Quand Gary m’a écrit out of the blue[1] en mars 2023 pour me demander si on pourrait parler de mon travail pendant la guerre du Vietnam, notamment de Trang Bang, j’ignorais qu’il avait déjà estimé que la question de l’auteur de la photo surnommée « The Terror of War » méritait d’être le sujet d’un film. Comme je ne voyais aucune raison de refuser, un après-midi nous avons eu une conversation par téléphone. Je me souviens très bien que j’étais dans ma voiture, garé dans le parking [d’une pharmacie] [2] Walgreens [en Floride] où je suis resté une heure, ou peut-être plus, à évoquer cette période de ma carrière de photographe (1970-1972) et en particulier ce jour où à Trang Bang la frappe d’une bombe au napalm mal ciblée [dommage collatéral] causa tant de victimes civiles, et d’où surgit la fameuse photographie.

Nul ne remet en cause la véracité et le pouvoir de cette image ni le fait évident qu’elle a perturbé tous les gens qui l’ont regardée au fil des années. C’est son origine qui est devenue sujet à controverse.

A un moment de notre conversation, j’ai mentionné à Gary que « quand on parle de cette histoire, il peut arriver d’entendre Carl Robinson, ancien photo-éditeur d’Associated Press (AP), assurer que Nick Ut n’a pas pris la photo ». Dans mon esprit ça n’a jamais tenu la route. J’ai parlé, en particulier, de ce moment dont je me souviens très clairement où j’étais sur la route en dehors du village, juste après la frappe au napalm, avec Nick Ut et le reporter freelance Alex Shimkin, et que nous avons vu le premier des enfants traverser le cimetière et courir vers la route pour fuir le danger. Je me souviens que je devais recharger mon Leica, qui était très difficile à manipuler si l’on ne rabattait pas l’amorce du film, ce que je ne faisais jamais.

Je sais que mon attention était prise par cette opération mais ce qui reste clair dans mon esprit, c’est la réaction de Nick et Alex quand ils ont vu les victimes sortir du cimetière [du village proche de la pagode sur la droite] pour tenter de gagner la route loin des combats et se protéger. Sans aucune hésitation, ils se sont mis à courir sur la route où il n’y avait quasiment aucun autre journaliste au-delà de la barrière, sauf un photographe stringer de UPI, M. Hoang Van Danh, que l’on peut voir sur la droite de la fameuse photo quand elle est plein format, et qui est, lui aussi, en train de recharger son appareil.

Mais c’est leur course d’origine qui a propulsé là Nick et Alex et à cet instant où aucun autre journaliste n’était sur la route. Je pense que c’est dans la minute ou les deux minutes qui ont suivi, au moment où les enfants ont atteint la route, que la photo a été prise.

Quelques instants plus tard, le groupe de journalistes qui était aligné derrière des barbelés en accordéon a commencé à bouger mais tout ce qui a suivi quand ils se sont dispersés, et ce qui a été filmé et photographié, a été pris après la fameuse photo. Est-ce que j’ai réellement vu Nick Ut prendre la photo ? Evidemment non. Quand on travaille, on est concentré sur ce qu’on voit pour pouvoir le photographier et on ne regarde pas forcément ce que font les autres, surtout quand on est dans une situation aussi tendue, de vie ou de mort, comme c’était le cas à Trang Bang. Mais en tout cas, comme je me rappelle que Nick et Alex étaient les tout premiers à être sur la route, je pense que c’est Nick Ut qui a pris la photo.

Ce qui a suivi, le retour à Saigon et le développement des films, est bien connu. Carl Robinson affirme que Horst Fass lui a demandé d’écrire le nom de Nick sur l’enveloppe contenant le négatif et sa légende. Dans notre monde, il peut y avoir 2% de chances que les histoires les plus extravagantes soient vraies, mais ce cas précis me semble sujet à caution. J’étais retourné au bureau d’AP pour développer mes films et pour transmettre quelques photos au New York Times qui était mon client ce jour-là. J’avais choisi et transmis deux images à New York, et je me trouvais donc dans le bureau quand la fameuse photo a été développée. Je me souviens bien que lorsque Horst est revenu de déjeuner et que la photo a été tirée et transmise au monde entier, il a félicité Nick à sa manière si particulière, en disant avec son accent inimitable : « You did good job today Nick Ut » (tu as fait du bon boulot aujourd’hui Nick Ut). C’est mot pour mot ce qu’il a dit.

Mais retournons à mon échange avec Gary Knight une cinquantaine d’années après ce jour à Trang Bang. De ce que j’avais compris, il voulait connaître ce que je savais, ce que j’avais vu. Aussi dans ce que je considère comme un geste de courtoisie professionnelle, je lui ai envoyé une douzaine de photos noir et blanc prises ce jour-là, probablement dans l’idée de montrer à quoi ça ressemblait sur le terrain.

J’avais juste l’intention de partager cette expérience avec un confrère sans avoir aucune idée qu’un film documentaire était en préparation. Et il n’en a jamais été question ni du fait que mes photos seraient utilisées et pire encore sans m’être créditées, à l’encontre de toute éthique professionnelle, ce qui est illégal.

En janvier 2024 j’ai reçu un mail de Fiona Turner, l’une des productrices de “The Stringer“ et épouse de Gary, me demandant si j’étais bien l’auteur d’un certain nombre d’images noir et blanc, celles-là même que j’avais envoyées à Gary un an auparavant. Je le lui ai confirmé. Elle m’a alors demandé qui allait s’occuper des droits d’utilisation dans son film (moi ou mon agence Contact Press Images). Dans un email envoyé le 16 janvier 2024, je lui ai répondu :

« Merci pour ton message. D’après ce que je vois, ce sont bien mes photos mais je ne tiens pas à ce que mon travail au Vietnam serve aujourd’hui dans ce contexte ». En revanche, quand AP a fait sa contre-enquête, j’ai accepté que certaines de mes images soient utilisées.

Il ne pouvait être plus clair que je ne souhaitais pas que mes images apparaissent dans le film. Hormis quelques brefs appels de Gary pour me demander une interview, mon interaction avec l’équipe du film s’est arrêtée là. Comme j’avais compris que le but de ce documentaire était de démontrer que la fameuse photo avait été prise par quelqu’un d’autre que Nick, j’étais partagé sur le fait d’être interviewé. Dans une situation semblable, on a aucun contrôle et aucun moyen de savoir si vos propos ne vont pas être tronqués, de quelle façon ils vont être montés et je n’avais aucune assurance de voir mon point de vue honnêtement présenté.

Aussi quelle ne fut pas ma surprise quand j’ai enfin pu visionner le film cette semaine sur Netflix. Je suis tombé des nues en voyant au moins une dizaine de mes photos ponctuer le cours du récit, sans qu’elles me soient attribuées et donc à l’opposé de ce que j’avais écrit à Fiona. Ils ne pouvaient pas ignorer qu’il s’agissait de mes photographies. On voit une vue panoramique de l’équipe au travail tentant d’établir sur un grand panneau blanc une chronologie des événements et la position de chacun des protagonistes. L’une de mes photos dans le bas à gauche de l’un des tableaux porte un post-it bleu avec mes initiales DB, donc c’est bien l’une de mes images.

De plus, l’extrait d’une interview que j’ai donnée au [photographe] Robert Caplin [dans le magasin et laboratoire photo] Adorama à New York a également été utilisée sans en indiquer la provenance, ce qui tend à donner l’impression que j’ai collaboré au film.

J’ai donc le sentiment qu’au lieu d’être un véritable documentaire, ce film est bâti sur une polémique soigneusement construite de manière partiale qui altère des éléments historiques pour obtenir la conclusion voulue.

Le fait que suite à mon refus, mes photographies aient été utilisées de façon illicite en violation flagrante de la loi sur le droit d’auteur [copyright] renvoie aux notions de vérité et d’honnêteté prônées par Gary Knight. Ce qui reste à mes yeux c’est un total manque de sincérité et une déception. Mes photos avaient été adressées à Gary, comme je l’aurais fait à un autre ami de la profession, sans savoir qu’un film était en préparation et, comme je l’ai dit, en dehors de quelques appels de Gary pour me proposer une interview, je n’ai plus entendu parler de rien. Pas même pour me proposer un visionnage avant ou après la présentation du film au festival de Sundance. Jamais il n’a été question d’utiliser mes photos durant ces appels.

Je persiste à penser que, contrairement au documentaire qui tente de prouver que « Nick Ut n’a pas pu prendre la photo », comme Ut était le premier et le seul photographe présent sur la route près de la pagode quand les enfants arrivaient, c’est le seul qui aurait pu faire cette photo. M. Nghe, le stringer, apparaît sur plusieurs de mes images. Cependant, comme l’équipe de la NBC qu’il accompagnait, il n’était pas sur la route au moment où les enfants déboulaient mais au moment où les journalistes ont commencé à bouger.

Il n’était sûrement pas tout seul sur cette route à pouvoir prendre cette photo. Je fais partie des quelques cinq personnes vivantes présentes sur la route ce jour-là. Pourtant le film accorde peu de crédit aux véritables témoins oculaires comparé à celui donné aux reconstitutions numériques. Bien sûr, cinquante ans après, nous sommes limités par les techniques des médias de l’époque, qui n’avaient pas de time code [indiquant la date et l’instant précis des prises de vues] et qui donc ne peuvent donner que des versions incomplètes et fragiles de ce qui s’est passé et quand ça s’est passé. Mais certains événements demeurent vivaces dans les mémoires, ce qui est mon cas pour Trang Bang, j’ai toujours l’impression que c’est arrivé hier.

David Burnett, 11 décembre 2025.

Notes

  • [1] L’expression « out of the blue » signifie « à l’improviste »
  • [2] Les notes entre crochets ont été ajouté au texte à la suite d’une discussion entre David Burnett et Robert Pledge à la relecture du texte en français. La traduction du post est de Domnique Dechavanne de Contact Press Images.
  • Le texte traduit en français de David Burnett dans The Washington Post

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