Affaire Corbis-Sygma

Hubert Henrotte
Sa mise au point

Hubert Henrotte le fondateur de Gamma et de Sygma. Photo Michel Baret

« Aujourd’hui, plusieurs millions de photos de Sygma, originaux noir et blanc et couleur, dorment dans un bunker près de Dreux….

L’homme qui parle ainsi, sèchement  mais calmement, la voix teintée de colère et l’émotion rentrée, c’est Hubert Henrotte, 77 ans, retraité, licencié de l’entreprise qu’il a créée en 1973 sous le nom de Sygma, résultant d’un douloureux éclatement de l’agence Gamma, dont il fut, en 1967, également le fondateur.

Le 10 juin 1998, sous la pression de son actionnaire dominant, Hubert Henrotte a dû quitter les locaux de la rue Lauriston à côté de la place de l’Etoile à Paris. Il a naturellement connu une période de dépression. Quand le rythme infernal du news 24/24 s’arrête, que le téléphone ne sonne plus, les hommes de presse se retrouvent dans un état de manque qui peut les tuer, ou provisoirement les mettre KO.

Redevenu l’homme d’action, le journaliste et le gestionnaire hors pair qu’il a toujours été, discret, peu enclin à se plaindre, une sourde et triste colère l’habite maintenant. Ces dernières années, à l’occasion de nombreux procès attestés par des photographes de Sygma au nouveau propriétaire, la société américaine Corbis de Bill Gates, la gestion de l’agence Sygma a souvent été critiquée. Pire aux yeux de son ancien gérant fondateur, la vision de son développement a été occultée ou dénaturée.

Après de nombreux échanges par courriels, par téléphone, ou de visu en terrasse d’une brasserie parisienne, Hubert Henrotte a souhaité faire une mise au point. C’est la raison de cette interview exclusive.

Comme vous le savez, après le rachat de Sygma par Corbis, il y eut le dépôt de bilan de Corbis-Sygma, après le rachat de Gamma, de Rapho et d’autres agences par HFM, il y a eu le dépôt de bilan de ces même agences par le repreneur, le groupe Eyedea. Cet été, la dernière des trois agences fleurons du photojournalisme à la française, Sipa, a été rachetée par l’allemand DAPD… Avec le recul, pensez-vous toujours que ce type d’agences a été une bonne chose pour les photographes ?

Hubert Henrotte : « Mais oui, le système mis en place avec Gamma puis Sygma a bénéficié aux photographes. C’est normal puisque ces deux agences ont été créées par des photographes, pour des photographes.

N’oubliez pas qu’à l’époque j’étais, avec d’autres reporters, très investi dans l’Association nationale des journalistes reporters photographes et cinéastes (ANJRPC). Nous avions le souci de la signature de nos photos, de la propriété de nos négatifs et du respect de nos droits d’auteurs. Nous avons créé Gamma pour imposer cela à la profession.

L’objectif a été largement atteint puisque ces deux agences de presse ont connu le plein succès jusqu’en 1988 ! Même, si après la scission de Gamma, qui donne naissance à deux sociétés concurrentes, Sygma et Gamma, les premières difficultés apparaissent.

Les charges sociales passent progressivement de 25 à 75 %. En 1975, la loi Cressard rebaptise juridiquement les photographes en salariés. Le fameux 50/50 (partage égal des dépenses et des recettes entre le photographe et l’agence) ne pouvait plus tenir.

Ajoutez à cela le début de la crise de la presse. Le modèle économique fut, hélas, entièrement faussé. Dès ce moment là, il aurait fallu une meilleure compréhension de la situation par les photographes.

Quand l’informatique arrive dans la presse comment réagissez vous ?

Hubert Henrotte : « Nous étions bien informés. Je suis fier car dès 1977, Sygma a été la première société de presse française à s’informatiser. Et en 1981, nous avons édité le premier vidéodisque : dix mille photos consultables sur un écran.

Le numérique s’installant, il nous obligeait à des investissements énormes. Pour faire face, j’ai été contraint d’accepter l’entrée d’un partenaire et de perdre la majorité du capital. Grave erreur de ma part. Si j’en ai faite une, c’est bien celle là !

Et puis la chance qui ne nous avait pas quitté depuis la création de Gamma, a semblé nous abandonner : mes deux premiers partenaires Robert Maxwell (1988) et Bruno Rohmer (1992), ont successivement tous les deux fait faillite.

En 1991, la guerre du Golfe déclenche la crise du pétrole, mais c’est aussi pour Sygma la réalisation de la première transmission d’images numériques par satellite. Une vraie exclusivité mondiale.
A partir de 1995, nous commençons à gérer une banque d’images numérisées en haute définition indexées, légendées en deux langues, accessible à tous nos clients dans le monde ! Nous tenions entre nos mains, un outil exceptionnel pour faire face à cette vraie révolution.

Sygma était très en avance par rapport à la concurrence, et à celle émergente. Comment avec une telle avance technologique Sygma est-elle passée sous le contrôle de Bill Gates ?

Hubert Henrotte: « C’est exact, nous avions une réelle avance, mais il restait à savoir financer les indispensables investissements ! La France n’a jamais su investir dans l’innovation, et à ce moment là, nous n’avons pas été aidés. Nous avons cherché des financements. J’ai cherché des investisseurs. Après quatre ans de recherches, seul un partenaire a surgi du monde de l’immobilier !

J’ai cru au miracle ! Mais il faut dire que nous n’étions pas de vrais hommes d’affaires … Rien à voir avec le monde des financiers. Bruno Rohmer disparut, la société qui va reprendre ses parts, a signé un contrat soit disant « béton » : cinq millions d’augmentation de capital et cinquante millions d’investissements technologiques sur quatre ans ! Exactement ce dont nous avions besoin….

La suite me fait aujourd’hui penser à une certaine affaire qui fait actuellement les couvertures deshebdomadaires ! L’augmentation de capital n’aura jamais lieu, et d’investissements nous ne verrons que de deux ou trois millions de francs.

Or, fort de la promesse contractuelle, nous avions lancé la plus grande partie des premiers achats de matériel informatique et de logiciels, ignorant qu’un nouveau conseil d’administration peut annuler tout contrat qui ne lui convient pas. Et c’est ce qui s’est passé.

C’est donc la trésorerie courante, alimentée par les seules ventes de photos, qui a du honorer les factures conduisant chaque jour l’agence à une situation de plus en plus périlleuse. Le nouveau partenaire n’était nullement intéressé par nos plans qu’il jugeait peu crédibles. Il n’espérait en fait qu’une seule chose : faire une forte plus-value à la revente de la société !

L’opération a commencé avec mon licenciement après 25 ans de direction de Sygma et, en faisant croire au personnel qu’il s’agissait d’une démission ! Un an plus tard, la vente de Sygma à Bill Gates était officielle. Il acheta l’agence au travers de sa société personnelle Corbis qui, à ce moment là, en était encore à la diffusion d’images sur CD !

Dans les nombreux procès pour pertes d’images, une certaine « gestion laxiste » des photos originales a souvent été évoquée par les avocats. Pouvez-vous nous éclairer sur la façon dont étaient traitées les archives à Sygma ?

Hubert Henrotte : « Les sociétés Corbis-Sygma et l’agence Sygma n’ont pas fait le même métier. Dire, par exemple, que classer les photos par thématique et non par photographe équivaut à chercher une aiguille dans une botte de foin est aberrant. C’est méconnaitre totalement les règles de commercialisation telles qu’elles étaient pratiquées à l’époque. Mitterrand a été photographié par une vingtaine de photographes de Sygma. S’il avait fallu chercher dans vingt dossiers la photo désirée par un magazine, nous y serions encore, et jamais l’agence n’aurait réalisé 35 % de son chiffre d’affaires avec les archives. De toute façon chaque photo était numérotée et la plupart accessible par recherche informatique depuis 1979.

Des photos perdues ? Oui bien sûr, il y en a eu, comme dans toutes les agences. N’oublions pas qu’il y avait une concurrence acharnée entre agences. Une concurrence dont ont profité les éditeurs de magazines qui exigeaient les originaux couleurs ou le négatif NB… Faute de quoi, ils menaçaient d’utiliser le travail d’une autre agence. Paris Match, comme presque tous les magazines, gardaient dans leurs archives des originaux publiés, pour pouvoir les réutiliser le cas échéant.

Par exemple, ce magazine vient de restituer un négatif de Gilles Caron datant de mai 68, quarante-trois ans après ! D’autres furent enterrés dans les faillites de magazines ou de laboratoires photo. Mais il est certain que les services commerciaux de toutes les agences confondues ont manqué de vigilance.

Mais de là à constater la perte de plusieurs centaines de photos par photographe… J’avoue que je reste perplexe. Ce dont je suis certain, c’est que ce n’était pas le cas quand je suis parti en 1998. Que s’est- il passé après mon départ ? Des dossiers entiers ont ils disparu dans les différents déménagements ? Je ne saurais dire, je n’étais plus là.

Mais de toute façon, comment la société Corbis a-t-elle pu ignorer les lois françaises et notamment celle qui précise que les photos appartiennent aux photographes même lorsqu’ils sont salariés ? Accuser Sygma de laxisme dans ces conditions, révèle beaucoup de légèreté lors des pourparlers d’acquisition. Et que dire aujourd’hui de la gestion de Corbis dont des photographes se plaignent de plus en plus.

Propos recueillis par Michel Puech

Dernière révision le 12 mars 2024 à 12;18 par Rédaction d’a-l-oeil.info