Editorial

Portraits de regards par Stefano da Luigi

Portraits de regards par Stefano da Luigi par Michel Puech in La lettre de la photographie du 31 aout 2011. Un article très personnel sur un travail reconnu par le World Press.

 

Visa pour l’image présente chaque année le travail des lauréats du World Press et le grand public s’y presse. Cette année, le World Press a créé une nouvelle catégorie « multimédia contest » dont le travail des lauréats n’est, hélas, pas encore montré ailleurs que sur le web. L’année prochaine peut-être…

« Mon nom est Stefano da Luigi, je présente Bianco, un travail multimédia sur les déficiences visuelles » me dit un visage souriant, soudain apparu dans mon champ visuel rétréci par les années. J’ai vu votre canne… Je ne peux que vous saluer ! » Nous sommes à Amsterdam ce 6 mai 2011 et Stefano da Luigi va recevoir le 2ème prix du « Multimédia contest ».

Depuis une quinzaine d’années, j’ai pris conscience de mon regard particulier, j’ai donc visionné beaucoup de travaux photographiques sur les déficiences visuelles. Rien d’étonnant à cela : j’ai été photographe, picture-editor, directeur d’agence photo et je suis amblyope ! Je suis ce que l’on nomme assez bien en anglais a visually impaired man, et, très mal en français : un malvoyant ! J’ai une vision dite tubulaire, en réalité un champ visuel avec un angle de 10°, qui me permet de voir les photographies et même d’en prendre avec mon vieux Leica M2. C’est la conséquence d’une dégénérescence génétique de la rétine qui, en l’état de la médecine, conduit inexorablement, mais heureusement lentement, à la cécité.

« Or ce sujet est donc la cécité, accidentelle ou pathologique. » écrit en introduction du magnifique livre Bianco de Stefano da Luigi (Ed. Trolley book 2010) Philippe Dagen, célèbre critique d’art du quotidien Le Monde. « Et qu’écrire, que penser de la cécité qui puisse avoir du sens ? Sans doute est-ce par superstition : un homme qui passe sa vie à regarder (des gens, des photos, des peintures, des sculptures, ce que l’on appelle de l’art et ce que l’on appelle la réalité) se trouve à peu près incapable d’affronter l’idée de l’aveuglement puisque ce dernier le priverait sinon de tout, du moins de ce qui est pour lui l’essentiel de sa vie. Il est des maladies dont on peut s’imaginer souffrir, des privations à la probabilité desquelles le temps aide à s’habituer. Pas à la menace de l’aveuglement. »

Je comprends d’autant plus Philippe Dagen, que j’ai pu constater la peur qu’engendre la cécité dans le monde du visuel. Peu de temps après que j’ai accepté, pour ma sécurité, de porter une canne, à l’époque blanche, le photographe Claude Raymond Dityvon exposait à Paris. Quand il me vit « en aveugle », il ne put retenir son émotion et ce sont les yeux plein de larmes qu’il me salua. Inutile de préciser mes propres sentiments…

Pourtant je dois démentir ces propos émotifs venus du monde des « bien voyants » qui n’évoquent qu’une partie de la réalité des déficients visuels. Une réalité difficile à approcher car évidemment multiple. Le point commun entre toutes les personnes photographiées par Stefano da Luigi est la cécité, présente ou menaçante, mais le ressenti de la cécité d’un chinois, d’un américain, d’un africain ou d’un européen est différent selon le type d’impact de la déficience, selon la culture, la religion et, naturellement, la position sociale.

« Quand le chirurgien m’a annoncé d’un ton catastrophique qu’il avait réussi à m’enlever ma tumeur au cerveau, mais que j’étais aveugle, ma réponse l’a stupéfait. J’ai dit que ce n’était pas grave puisque j’étais vivant !» m’a confié il y a quelques années le comédien Bruno Netter toujours très actif avec sa « Compagnie du 3ème Oeil». Et, pour être complet, je dois préciser qu’à travers les groupes de discussions entre déficients visuels, j’ai constaté que parmi cette population beaucoup avait une profession en rapport avec le visuel ! Sans oublier les confidences faites par quelques photographes sur l’état de leur vision. Un de nos brillants coloristes m’a confié un soir bien arrosé, qu’il était daltonien ! On n’ignore pas qu’un peintre comme Degas était déficient visuel et l’on peut lire avec intérêt Les yeux des peintres (Ed. L’âge d’homme) du Docteur Lanthony.

Le travail du photographe, particulièrement du photojournaliste, est de traduire la réalité, non de l’interpréter, c’est peut-être pourquoi les distorsions de la vision semblent si inacceptables dans le domaine de la photographie. On n’oublie que personne ne sait ce que voit réellement l’autre !

« En vérité, ces portraits sont presque insupportables. » poursuit Philippe Dagen à propos du travail de Stefano da Luigi. « Ceux qui y sont montrés ne les verront jamais et ceux qui les voient ne peuvent se placer mentalement un instant à la place des « modèles », si tant est que ce mot soit ici acceptable. Le regard du spectateur n’a d’autre objet que l’absence du regard de l’aveugle. Il n’a à voir que ce que c’est de ne pas voir. Il lui faut scruter ces yeux, ou seulement ces orbites, qu’aucune vision n’a jamais traversés. Plus la photographie est claire et lumineuse, plus le fait de l’examiner fait vivement prendre conscience que pouvoir l’examiner est en soi un privilège dont on pourrait se trouver privé, ou l’avoir été de naissance. Chaque image devient un avertissement ou une menace. C’est dire combien elle est puissante. » Ce regard de « bien voyant » sur le travail de Stefano da Luigi, n’est pas le mien, car il part d’un principe faux : les aveugles n’ont pas de regard.

En réalité le regard n’est pas la vision. Aveugles et malvoyants ont des regards sur le monde, des regards particuliers, bien sûr, mais de vrais regards. Quand j’ai appris il y a dix ans qu’un photographe argentin donnait des cours de photo à des aveugles, j’ai immédiatement voulu voir le résultat de leurs travaux. Leurs photos étaient celles de Monsieur Tout le monde, sauf quelques unes qui présentaient une qualité particulière, un regard comme l’on dit.

Depuis, ces expériences se sont multipliées avec toujours le même résultat : de bonnes et de mauvaises images, comme dans n’importe quel photo club ! On oublie qu’une photographie n’est pas qu’un instant capté par l’œil, mais un moment analysé par le cerveau. La différence entre un « presse bouton » et un photographe est là, dans son cerveau !

Ce qui m’a littéralement bouleversé dans le travail de Stefano da Luigi, ce n’est pas cet « avertissement » dont parle Philippe Dagen, puisque je vis avec, et très bien. Non, ce qui me touche c’est l’effort du photographe pour comprendre le regard des aveugles et des déficients visuels. Bianco est le résultat d’un travail des yeux, d’un cerveau et d’un coeur.

Car ce n’est pas simple pour un photographe de « shooter » un aveugle ou une personne à la vision « hors norme ». Stefano de Luigi a réussi, sans rien éviter, à donner de multiples visions de nos regards particuliers, sans le voyeurisme affligeant et teinté de pitié de nombreux photographes. Stefano da Luigi a travaillé longtemps sur ce sujet, comme il l’avait fait pour d’autres. Ce collaborateur de l’agence VII « aime s’immiscer dans les coulisses des images » c’est-à-dire dans l’intimité de son sujet. Il a compris que nous aussi, les aveugles ou malvoyants, nous avions un regard. Il a fait des portraits de regards. Et c’est toute la valeur du sien.

Michel Puech

Le photographe italien, collaborateur de l’agence VII et qui habite maintenant Milan, a fait ses classes à l’Institut de photographie de Rome. Après s’être intéressé à l’univers de la mode, il se penche sur l’industrie pornographique à travers le monde. Son livre “Pornoland”, traduit en anglais, français et italien, a remporté le prix Marco Bastianelli en 2005. “Blindness” est un voyage au coeur de la cécité, dans les hôpitaux et les écoles d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie du Sud-Est. “Cinema Mundi”, une exploration des studios de cinéma alternatif, loin de la machine hollywoodienne, en Chine, en Russie, en Iran, en Corée… Couleurs vives, visages intenses, décor insolite, ces photographies en Fine Art rappellent les matières de la gravure et jouent avec le réel et l’irréel. Pour ce projet, dans lequel il s’est lancé en 2006 et qu’il alimente toujours, Stefano De Luigi a reçu en 2008 un World Press, catégorie “Art & entertainement”.

LINKS
http://www.stefanodeluigi.com
http://www.worldpressphoto.orgDernière révision le 3 mars 2024 à 7;16 par Michel Puech

Michel Puech


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