Il a fallu qu’un jeune, enfin un quadra, Nicolas Bole sonne à ma porte pour me plonger dans mes archives et mes souvenirs de l’époque Minitel. Nicolas Bole est l’auteur d’un film Le 3615 ne répond plus à voir en replay sur France 3.
Le Minitel, c’est cette petite boite marron, indestructible avec son écran noir & blanc, son clavier et ce sifflement inoubliable au moment où l’engin se connectait à un serveur situé on ne savait où. J’ai touché le premier l’hiver 1983 quand enfin, il fut distribué gratuitement – oui gratuitement – à Paris par le ministère des PTT, c’est-à-dire par l’Etat !
L’idée de base était simple. La France de Valéry Giscard d’Estaing rattrapait son retard en téléphonie en installant des lignes à qui en voulait, mais à qui savait également attendre… Résultat, les annuaires imprimés devenaient obsolètes avant même d’être distribués – eux aussi gratuitement – aux citoyens. L’idée de l’Annuaire électronique était née, et un terminal fut inventé.
Le 26 février 1979 dans un salon professionnel, à Dallas (USA), Gérard Théry [1] annonce le projet de service vidéotex grand public et clôture son intervention en parlant de « la fin de la civilisation du papier » ! Mais le « papier », c’est-à-dire la Presse quotidienne régionale (PQR) avec en tête Ouest-France a déjà déterré la hache de guerre. Les annuaires imprimés par les PTT, qui ne se nomment pas encore Pages Jaunes, débordent de publicité. Les annuaires sont alors des outils indispensables car ils recensent tous les usagers du téléphone. Un rêve devenu cauchemard aujourd’hui.
« la fin de la civilisation du papier » !
Las, cet Annuaire électronique va concurrencer la Presse s’exclament en cœur les patrons du « papier ». Qu’à cela ne tienne, les hommes des PTT ont besoin de la Presse pour faire connaitre leurs nouvelles inventions. On créera donc un kiosque télématique, le fameux 36 15, où les minutes de connexion seront payantes et apparaitrons sur les factures de téléphone. L’Etat reversera un pourcentage aux éditeurs de services Minitel. La poule aux œufs d’or était née [2] !
Au Parisien Libéré (Martine Tournier), au Nouvel Observateur, à Libération (Joseph Gicquel), chez Hachette Filipacchi (Roger Lajus), les responsables de cette nouvelle technologie, ont du mal à convaincre leurs directions, mais ils y arrivent. Il faut comprendre qu’à l’époque les mots vidéotex [3], télématique [4], terminal sont des gros mots pour les journalistes. Personne ne sait vraiment à quoi sert cette nouvelle invention française qui apparait comme une lubie onéreuse de l’Etat.
Ce que les journalistes lambda et le grand public ignorent c’est que depuis la fin des années 70, une dizaine de pays dans le monde, et pas des moindres, ont entrepris de bâtir des réseaux vidéotex, c’est-à-dire la possibilité de lire sur un écran des informations écrites stockées sur des ordinateurs distants. Les USA [5], le Japon [6], le Canada [7], la Grande-Bretagne [8], l’Allemagne de l’Ouest [9], l’Italie [10], l’Espagne [11], l’Irlande étudient sérieusement l’affaire, et sont même parfois techniquement plus avancés que la France. Alors pourquoi n’en avons-nous pas entendu parler ? C’est simple, dans la plupart de ces pays, l’utilisateur devait acheter son terminal… En Espagne, par exemple, le terminal coûtait 255€ et l’abonnement mensuel 170€ ! Et les coûts étaient semblables dans les autres pays. Des dépenses incompréhensibles pour un public qui n’avait pratiquement jamais entendu parler d’informatique et encore moins de télématique, c’est-à-dire de la connexion entre ordinateurs. Personne ne savait à quoi, cela allait servir… Résultat aucun des autres pays n’a réussi à mettre en place un réseau grand public.
C’est la distribution gratuite des Minitel qui a assuré l’incontestable succès du réseau Télétel, le nom global du réseau pour les Minitel. En 2000, le Minitel était encore utilisé par près de 25 millions de personnes (pour 60 millions d’habitants), avec un parc de près de 9 millions de terminaux. On pouvait réserver son billet de train, commander sa pizza, consulter les informations et, pour tout dire, faire tout ce que l’on fait sur Internet, sauf voir des photos, regarder des films ou écouter de la musique. Mais l’évolution était prévisible dès les années 80.
Côté image fixe, la Direction Générale des Télécommunications (Ancètre de France Telecom) a tenté un partenariat avec des agences photos quand les ingénieurs eurent créé un Minitel capable de visionner des fichiers JPEG ! Et, en 1984, à l’agence de La Compagnie des Reporters, un micro-serveur permettait aux photographes de consulter sur Minitel les demandes des clients de l’agence pour des photographies d’illustration. Anecdotique, mais bien réel. Il suffisait d’avoir compris que tout passerait par la fameuse « paire de cuivre » comme disaient les hommes des PTT. Il suffisait d’attendre les progrès de la compression de données et l’ADSL [12]. Aujourd’hui, la « paire de cuivre » est appelée à disparaître au profit de la fibre optique.
Minitel bashing & US soft power
Alors me direz-vous, pourquoi, l’Internet a-t-il tué le Minitel ? Au début des années 90, il était évident que l’interface graphique popularisée par le Macintosh d’Apple allait devenir la norme. Et plusieurs entreprises françaises vendaient déjà des émulateurs de pages vidéotex pour les micro-ordinateurs (Apple et Microsoft). En connectant l’ordinateur au Minitel qui servait alors d’interface réseau (Modem) il était possible de stocker des informations glanées sur le Minitel. On y était presque…
Las, la Presse, une fois de plus, allait jouer un mauvais rôle. Après la période d’engouement des années 80 où moultes articles vantaient le modernisme du Minitel, les messageries devenues uniquement roses aux yeux de certains, Denis Perrier-Daville [13] du Figaro en tête, désacralisèrent la petite boite marron. Le Minitel bashing était né ! Les journaux et magazines qui comblaient allégrement leurs éternels déficits par les bénéfices réalisés avec des messageries roses, se mirent à cracher dans la soupe. Les politiques embrayèrent en trouvant l’opération dispendieuse. A leurs yeux, l’Etat devenait proxénète en autorisant l’usage de messageries à caractère sexuel !
C’est alors que nos amis et néanmoins concurrents américains, en pleine campagne électorale pour la future élection de Bill Clinton eurent une idée géniale : faire la même chose que les frenchies, mais sur un autre réseau, l’Internet. C’était possible puisque les européens avaient inventé le web, c’est-à-dire une façon agréable de visualiser des informations stockées sur des ordinateurs distants.
Al Gore, le futur vice-président n’était pas fou, et bien renseigné. Les financiers de Wall Street avaient décortiqué le programme Télétel que notre Presse jugeait dispendieux mais, pour eux, depuis 1990, c’était une bonne affaire. Et puis, Al Gore avait mandaté David Lytel, un jeune se présentant comme journaliste, enfin un jeune agent du gouvernement américain, pour soutirer le maximum d’informations aux rares journalistes spécialisés réunis dans l’Association des Journalistes de la Télématique (AJT).
Nous avions bien reçu David Lytel, trop heureux de rencontrer « un confrère » qui nous comprenait. « Ce job (ndlr : Membre du bureau scientifique et technique de la Maison Blanche), je l’ai eu grâce au Minitel, explique-t-il à Libération, dans un français parfait. A la fin des années 80, j’ai choisi de consacrer ma thèse de doctorat aux implications sociales et politiques de la télématique. A l’époque, seule la France permettait ce genre d’études. J’y ai passé trois ans avec une bourse du gouvernement français [14]» ! C’est ainsi que l’été 1994, Al Gore lança les autoroutes de l’information à l’occasion d’une tournée mondiale de meetings en jet privé avec tous les grands patrons de l’informatique américaine de l’époque.
Il reste un point technique à comprendre : pourquoi le Minitel ne fonctionnait pas avec l’Internet Protocol (IP). Le Minitel était relié aux ordinateurs distants via le réseau Transpac au protocole dit X25, c’est-à-dire une façon de transmettre les données qui est contrôlée de bout en bout par l’opérateur de télécommunications. Le schéma inverse de l’Internet qui tronçonne et balade les données à travers le monde. Avec Transpac, pas de piratage possible, mais un contrôle de l’opérateur qui à l’époque est aux mains exclusives de l’Etat.
Une sécurité gérée par la République, mais totalement incompatible avec le libéralisme qui allait, en même temps que l’Internet révolutionner la planète.
MP
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Notes
[1] Gérard Théry (France, Sallaumines, 25 février 1933 – Paris, 18 juillet 2021), est un ingénieur français, polytechnicien et ingénieur général des télécommunications. Il est directeur général des Télécommunications du 16 octobre 1974 au 7 août 1981, et Président de la Cité des sciences et de l’industrie de 1996 à 1998.
[2] La rémunération du service 3615 est de 60 francs (9,15 €) par heure, payés par l’usager, dont 40 francs (6,10 €) pour le service appelé et 20 francs (3,05 €) pour les PTT. Le 36 15 sera suivi d’autres numéros sur-taxés.
[3] Le vidéotex est un ensemble de normes pour des services de télécommunications permettant l’envoi de textes et de graphismes simples à un utilisateur sur un écran cathodique, par exemple sur une télévision ou un terminal dédié.
[4] La télématique est un concept qui recouvre les applications associant les télécommunications et l’informatique. Le mot fut forgé par Simon Nora et Alain Minc, L’informatisation de la Société : rapport à M. le Président de la République, Paris, La Documentation Française, 1978
[5] L’opérateur Qwest à Minneapolis et d’autres ont tenté l’aventure mais ils étaient gênés par une loi leur interdisant d’exploiter commercialement l’annuaire de leurs clients.
[6] Le système Captain ( Character and Pattern Access Information Network System ) était un système vidéotex japonais créé par l’opérateur NTT. Annoncé en 1978, il a été testé de 1979 à 1981. Le service a été lancé commercialement en 1983. Il a été fermé le 31 mars 2002.
[7] En 1988, Bell Canada lance Alex, « un service électronique d’information et de transactions fortement influencé par le système français Minitel ». Le service est d’abord offert à Montréal puis à Toronto. Le service est abandonné en décembre 1994. Un autre système nommé « Telidon » a été testé au Quebec.
[8] Prestel (abréviation de press telephone), le nom de marque de la technologie Viewdata de la poste britannique de Post Office Télécommunications, était un système vidéotex interactif développé à la fin des années 1970 et lancé commercialement en 1979. Il a atteint un maximum de 90 000 abonnés au Royaume-Uni et a finalement été vendu par British Telecom en 1994.
[9] Bildschirmtext (BTX) était un système de vidéotex lancé en Allemagne de l’Ouest en 1983 par la Deutsche Bundespost. Après la réunification allemande, Btx était disponible dans toute l’Allemagne. Btx était également disponible en Autriche et en Suisse, où il s’appelait Videotex (VTX). Le dernier accès Btx a été désactivé fin 2001 par Deutsche Telekom.
[10] Videotèl était le nom donné au service vidéotex de l’opérateur de téléphone SIP, plus tard Telecom Italia. Introduit expérimentalement en 1981, il est devenu opérationnel en 1985, mais n’a jamais connu de succès commercial. il est tombé en désuétude avant même d’avoir vraiment pris racine dans les années 90.
[11] Ibertex fut le service videotex de l’opérateur Telefonica. En 1991, il y avait 275 000 terminaux installés.
[12] L’ADSL (Asymmetric Digital Subscriber Line) est une technique de communication numérique. Elle permet d’utiliser une ligne téléphonique pour transmettre et recevoir des données numériques
[13] Denis Périer-Daville, Le dossier noir du Minitel rose, Paris, Albin Michel, 1988
[14] Edouard Launet Libération du 27 février 1995 – Voir également Internet, Minitel and the Advent of the Hot Air Balloon by Jean Benoit Nadeau publish in ICWA Letters February 2000Dernière révision le 9 octobre 2024 à 9:44 am GMT+0100 par
- Pierre Christin
Le scénariste de BD fut aussi
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