Making-of

Making-of
Chris Huby / Le PIctorium
Les enfants du Djihad
ou la compilation des chaos

Figaro Magazine du 12 avril 2024 – Photographie de Chris Huby

Jeudi 11 avril 2024, l’émission « Envoyé spécial » sur France 2 a diffusé  « Fils de djihadistes: l’impossible retour ? » et ce vendredi, le Figaro Magazine publie le reportage texte et photo de Chris Huby sur 9 pages. L’auteur écrit, photographie, filme, mais, avant tout, il est journaliste. Il nous raconte la genèse de ce reportage.

Chris Huby

Quand il répond au téléphone, il arrive tout juste chez lui en provenance d’Argentine. La préparation d’un nouveau sujet ?

« En exploration. Tu sais que l’Argentine bouge beaucoup depuis l’arrivée de leur nouveau chef. Donc, je regarde un peu ce qui se passe là-bas. J’ai pas mal d’amis argentins, j’en ai profité pour faire le tour et je vais voir.»

Raconte comment tu as monté ce sujet. Les médias ont beaucoup parlé des enfants de djihadistes, mais toi tu les fais parler. Comment as-tu eu accès ?

« J’interviens en Syrie depuis le début du conflit en 2011. Je connais bien le pays. »

Tu y es allé combien de fois ?

« Ma moyenne, c’est une à deux fois par an depuis 2011. Donc, on va dire qu’en dix ans, ça fait entre 15 et 20 voyages. Je ne peux pas dire exactement, mais j’y vais très régulièrement. J’ai beaucoup travaillé chez les Kurdes. Je connais cette partie-là dans tous ses aspérités jusqu’à Raqqa, où j’ai fait des reportages pour France 24 et Le Pélerin. C’est la zone arabe. Comme j’ai fait la campagne avec les Kurdes contre l’État islamique de 2014 à 2019 en m’y rendant régulièrement, j’ai la confiance des autorités locales qui me laissent rentrer et à peu près faire ce que je veux. Donc fin 2019, je bossais un sujet sur les chrétiens, l’État islamique avait de nouveau fait des attentats contre eux, en particulier autour de Raqqa. Etant sur place, je restais évidemment attentif à se qui se passait à côté. Mon fixeur m’a alors dit que je devrais aller voir un centre de déradicalisation qui venait juste d’ouvrir. Je suis tombé sur un endroit où il y avait une centaine de gamins, des ados. Ils avaient entre 12 et 15 ans max, tous enfants de l’État islamique. »

Des ados radicalisés ?

« Il y avait 40% d’ultra-radicaux entraînés pour devenir des « lionceaux du califat ». Donc, des poseurs de bombes, des tueurs, des coupeurs de tête. Et tu avais quand même en majorité des gamins, disons 60 à 70%, on sait pas encore exactement, qui ont rien fait. Ils ont été kidnappés par les parents quand ils avaient moins de 10 ans pour la plupart. Il y a beaucoup de familles qui sont parties faire le djihad et qui ont emmené leurs enfants qui n’avaient rien demandé. Ces gosses se sont retrouvés à Raqqa, entre 2014 et 2019, jusqu’à la fin officielle de l’État islamique. Et ils étaient là à vivre une vie évidemment très particulière. Mais tous les parents ne les ont pas forcément embrigadé dans l’entraînement militaire. Par contre, ils sont traumatisés. »

De quelles origines ?

« En Syrie plus de 80 nationalités ont rejoint l’État islamique depuis le début de cette guerre. Mais dans les centres de déradicalisation, il y a une trentaine de nationalités différentes, dont évidemment des Syriens, des Irakiens, des Turcs et de tout le Moyen-Orient et le Maghreb. Beaucoup aussi d’Ouzbeks, de Ouïghours, d’Afghans, de Pakistanais, de Russes majoritairement du Daghestan. Et, ce qui nous intéresse assurément un peu plus, des Européens: Anglais, Espagnols, Allemands et évidemment des Français. »

Ce sont eux qui t’intéressaient ?

« En fait, ce qui m’intéressait le plus c’était qu’il s’agissait de gamins et que je ça m’avait quand même touché. Fin 2019, je me suis dit qu’il fallait que je m’implique un peu plus. A l’époque, il y avait des visites possibles dans un premier centre. En gros, on avait droit à une demi-heure sur place, une heure maxi. Tu fais le tour, tu interroges vaguement des enfants bien choisis par les Kurdes et puis basta ! »

« Pour faire ce travail, j’y suis retourné un certain nombre de fois, toujours en trouvant des excuses. J’ai aussi réussi à trouver un financement pour continuer à creuser le sujet, parce que un billet d’avion et les fixeurs c’est cher et compliqué. J’ai expliqué aux Kurdes que j’avais l’intention de faire un long documentaire de 90 minutes. Évidemment, ils ne sont pas banchés sur Netflix toute la journée, j’ai dû leur expliquer longuement ce que c’était, mais, au fur et à mesure, ils ont compris. Comme ils étaient en confiance, j’ai pu retourner dans le premier centre de déradicalisation un certain nombre de fois.

Puis, au vu de mes premières images de repérage, j’ai pu d’obtenir la bourse « Brouillon d’un Doc » de la SCAM et le « Prix du Pitch » au FIGRA ». Je continue donc aujourd’hui à réaliser le documentaire qui est destiné au cinéma et dont j’ai déjà tourné une grosse partie en fin d’année dernière, entre septembre et octobre. Je suis resté un mois entier dans le premier centre dont je connais les gardiens car ça fait des années que je les suis, donc je me suis vraiment impliqué. »

Mais le sujet d’Envoyé Spécial et du Figaro Magazine porte sur un autre centre ?

 « Un jour, les Kurdes m’ont dit  qu’ils avaient ouvert un deuxième centre qui s’appelle Orkesh. Quand j’ai demandé à y aller, ils m’ont dit que ce serait compliqué pour moi parce qu’il y avait beaucoup de Français là bas. Et un en particulier le fils de Fabien Clain, Adem Clain. Je me suis dis qu’il fallait proposer ça à Envoyé spécial qui a accepté tout de suite grâce à Elise Lucet qui a tout de suite compris que nous avions un bon sujet dans les mains. Il fallait donc y retourner mais c’était compliqué à cause des bombardements que connaissait la zone à ce moment. Les Kurdes ont finalement donner leur feu vert parce qu’ils me connaissaient et que j’avais déjà travaillé dans le premier centre. Mais ils nous ont demandé de nous concentrer sur les Français uniquement, les autres nationalités ce serait pour une autre fois. »

Et là, tu as pu parler avec les Français ?

« La particularité des deux sujets celui d’ »Envoyé Spécial » et celui qu’on fait pour le cinéma, c’est que pour la première fois des enfants parlent. C’est ça qui m’a porté depuis le début, parce qu’on en parle toujours mais qu’on ne les voit jamais parler. Ils sont impressionnants. Ils ont tellement vécu des choses hallucinantes, qu’en fait, ils ont beau avoir entre 15 et 20 ans, aujourd’hui ce sont des adultes dont les histoires sont atroces. Ils sont quasiment tous orphelins et ont vécu des trucs inimaginables. Ils ont une sensibilité à fleur de peau et le recul nécessaire par rapport à ce qui s’est passé. Et tu vois que le travail de déradicalisation passe aussi par là, le fait de les faire réfléchir et prendre du recul, ça a marché. »

Oui, c’est époustouflant !

« Il y en a un qui est connu malgré lui, c’est Adem Clain. Il est très sympa, très ouvert, très facile d’accès, il a des phrases très fortes. Il dit  « c’est comme si on avait mis dans un carton et que le carton s’était ouvert plus tard. » Un autre, c’est Amza  que je connais depuis 2019, qui est « mon préféré » et je mets beaucoup de guillemets parce qu’il a combattu. »

Et il est très blessé…

« Oui, blessé, multi-traumatisé ! Son histoire est complètement dingue. Enfin, toutes leurs vies sont dingues. Hamza, c’est vraiment la compilation du chaos. Il a compris qu’il a fait des conneries, mais c’était un môme. Donc, même s’il a été entraîné et s’est battu, c’est aussi une victime de cette guerre. »

Le replay d’Envoyé spécial

Chris Huby / Le Pictorieum

 Dernière révision le 19 avril 2024 à 11;41 par la rédaction

Michel Puech


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