Affaire Eyedea

Affaire Eyedea
Toutes agences confondues…

Demain, mardi 2 février 2010, le Tribunal de Commerce de Paris devrait préciser l’échéancier dont dépendra la pérennisation ou non du plus important fond photographique français regroupant les œuvres produites par les photographes de Gamma, Rapho, Keystone, Hoa-qui, Explorer, Jacana, Top, Stylls etc.

La semaine dernière, la direction du Groupe Eyedea composé de 4 sociétés (Eyedea Presse, Eyedea Illustration, Eyedea Exclusive et Crystal) a annoncé sa mise en cessation de paiement. 40 millions d’euros seraient réclamés pour des pertes de documents !

Tous ceux qui s’intéressent à la photographie et au photojournalisme ont encore en mémoire l’immense cri qui a secoué les rédactions, les syndicats, les partis politiques, les ministères l’été dernier : « Sauvons Gamma ! ». Pétition, déclarations dans les journaux se succèdent, et même, ultime acte du militantisme moderne, une page Facebook est créée. C’est dire !

Dans ce curieux – décrié et envié métier de voyeur professionnel – chacun a en tête les indignations vertueuses des « managers » de magazines, clients des agences de photos. Ils signaient allégrement la pétition d’une main et se hâtaient d’oublier de régler les factures de l’autre.

Le Groupe Eyedea gère, entre autres signatures les archives des photographes des agences: Gamma, Rapho, Keystone, Hoa-Qui, Explorer, Top, Jacana, Grandeur Nature,Petitformat etc.

Des fleurons du photojournalisme français. La société Eyedea a aujourd’hui près de 2 millions d’Euros de factures impayées pour un chiffre d’affaires 2009 de l’ordre de 7 millions d’euros. « Merci pour la solidarité » commente un photographe.

A Perpignan, en septembre 2009, au traditionnel rendez-vous de rentrée du photojournalisme qu’est le festival « Visa pour l’image » de Jean-François Leroy, la colère grondait chez les photographes-salariés de Gamma dont les licenciements étaient alors imminents. Précisons que dans ces agences il y avait des photographes mensualisés, ceux du staff de Gamma, et des photographes soumis au régime des auteurs.

Donc, il y a peine cinq mois à Perpignan, tout le monde attendait avec impatience la venue du « fossoyeur de Gamma » Stéphane Ledoux le Pdg du Groupe Eyedea : « Un voyou ! » tranchait l’un, « Si je le vois, je lui fous mon poing sur la gueule » tonnait un autre…

Il vint, accompagné d’Alain Frilet directeur des rédactions, un ancien de l’agence Magnum. Tout le monde fut aimable avec eux, et Visa pour l’image se termina par de sympathiques psalmodies où il n’était question que de « sauver Gamma », comme si, seul Gamma était menacée. Et puis plus rien.

On passa à autre chose. Pensez donc, la célèbre agence italienne Grazia Neri, du nom de sa fondatrice, ferma boutique, après, avant d’autres. On ne sait plus. Difficile et inutile de faire le macabre recensement des agences qui ferment l’œil. Le mois dernier c’était justement le tour de l’ «Oeil public, un « collectif » de photographes. Ni gerbe, ni couronne, tout au plus quelques diaporamas (Gratuit ? Payant ?) dans les journaux, sur le web.

Et puis mardi dernier, le 26 janvier 2010, la direction du Groupe Eyedea annonce aux membres du comité d’entreprise que ce n’est plus seulement une des quatre sociétés du Groupe, la structure « Eyedea Presse » qui est en difficulté, mais que tout le Groupe est en cessation de paiement !

Immédiatement le syndicat des journalistes (SNJ-CGT) se dit « solidaire des salariés de ces agences et leur assure qu’il mettra tout en oeuvre pour qu’une solution de reprise par de vrais professionnels soit trouvée ».

On s’en réjouit, tout en s’interrogeant sur son silence, et celui des autres syndicats concernés pendant ces cinq derniers mois. Silence sur les conditions des précédents licenciements, ceux des photographes de Gamma

On en était resté à une direction qui refusait d’appliquer la convention collective des journalistes professionnels. On s’attendait à un clash. Mais ce fut le silence.et des licenciements sans tambours, ni trompettes. Qu’est-ce qui a été « sauvé » ? On le saura peut-être plus tard.

Il est vrai, comme l’écrit notre consoeur d’un quotidien du soir, que plus personne n’est joignable sur son téléphone mobile chez Eyedea : la facture de telecom est impayée. Pour en savoir un peu plus, il ne restait que la vieille méthode : utiliser ses pieds, se rendre rue d’Enghien au numéro 13, qui ne porte visiblement pas chance.

Mes rendez-vous avec le « voyou »

« Quiconque vient au bureau de la société, parmi les cartons impeccablement rangés autour desquels s’affairent des dames méticuleuses et compétentes, est frappé par le respect du regard et la qualité de l’écoute qui est prodiguée aux artistes, et par le charme dont les lieux sont empreints. » écrivait avec talent, Frédéric Mitterrand dans un petit livre à propos de l’agence Rapho.

Aujourd’hui, rue d’Enghien, il reste quelques effluves du parfum des boites en carton, des tirages argentiques, mais il faut avoir le nez fin car les souris ont grignoté les tirages barytés. Il subsiste encore dans le regard des survivants cette lueur de passion sans laquelle la photographie, n’est qu’un support et non le reflet de la vie.

Avant de « monter à la direction » je croise quelques connaissances qui, parfois en peu de mots, font vivre – encore une fois – l’intensité du bonheur de découvrir des images. « Cela fait trente ans que je travaille aux archives » me confie Albert Raymond« et pourtant tous les matins, je me lève pour découvrir de nouvelles photos. Tiens, regarde cette photographie du Général de Gaulle… Elle a été faite par Jean Mainbourg de Rapho… Jamais je n’aurai pensé qu’on pouvait encore découvrir des photos inédites du Général. » Il me regarde, les yeux brillants et ajoute fièrement « Le Fig Mag a fait trois pages avec la série. »

Je le quitte pour grimper au cinquième étage pour mon rendez-vous avec le « voyou », le « menteur », Stéphane Ledoux le Pdg du Groupe Eyedea. Pour qui s’étonnerait des qualificatifs, il faut préciser que le métier de « patron d’agence » n’est valorisé qu’une fois que vous l’avez quitté. Hubert Henrotte, Goskin Sipahioglu avant de se voir salués par la foule perpignanaise, ont été tout autant décriés quand ils étaient aux commandes.

Stéphane Ledoux est un trentenaire curieusement tout à la fois, antipathique et sympathique. Un homme qui ne sort pas de grandes écoles, ni de grandes rédactions, deux inconvénients majeurs. Un homme qui parle net, brutalement parfois. Lors de notre premier rendez-vous, je l’avais trouvé souriant dans l’adversité. C’était en septembre dernier à Perpignan. Il était combatif et séducteur.

Aujourd’hui jeudi 28 janvier 2010, dans son bureau au quatrième étage, je le vois quelque peu abattu et surtout très en colère. Il a des mots durs.

« Depuis septembre il a fallu remettre au pot plus de 300 000 Euros par mois, et le passif du groupe Eyedea s’est élevé à près de 5 millions pour un chiffre d’affaires de 7… ça ne passe plus » s’exclame-t-il.

« D’autant que 8 licenciements nous ont été refusés ». « Sous prétexte qu’on parle de Groupe Eyedea, on nous traite comme une multinationale alors que nous sommes une PME qui a perdu entre 2008 et 2009, 45 % de son chiffre d’affaires. ».

Les archives…

Nous sommes en train de discuter, quand entre dans son bureau un collaborateur « J’ai eu un coup de téléphone pour racheter le fond Keystone… ». Stéphane Ledoux lève les yeux au ciel . « Dites qu’on n’est pas dans l’immobilier et que nous ne vendons pas par appartement, et, la prochaine fois, passez moi ce genre de coup de fil. »

Mardi prochain, le 2 février 2010, le tribunal devra fixer les dates pour l’opération de la dernière chance : sauver l’intégrité des fonds historiques de ces agences. Tous le monde espère que les choses vont être menées rondement. Un mois pour recueillir les offres, quinze jours plus tard, présentation des offres au Tribunal.

La décision finale pourrait intervenir fin mars.

« C’est urgent » ajoute Stéphane Ledoux, et répondant à ma question sur le nombre de photographes qui souhaitent retirer leurs archives « Il est important, surtout chez ceux de Gamma. Et il faut comprendre que ce n’est pas une opération simple que de sortir des archives d’une agence les images de tel ou tel ».

« En plus, à peine connue la cessation de paiement, des avocats ont pris contact avec l’administrateur judiciaire : ils menacent de réclamer pour des pertes de documents un total de 40 millions d’Euros !!! De ce fait, toute continuation d’activité est impossible. »

De la confiance à la défiance, les pratiques basculent avec le siècle

A ce stade, pour le lecteur qui ignore les us et coutumes qui ont régi pendant des dizaines d’années le photojournalisme en agence de presse, il faut apporter quelques éclaircissements.

Au siècle dernier un photographe « entrait en agence » non pas en présentant un curriculum vitae, mais en amenant quelques reportages.

Le « chef des infos », le « picture editor », le rédacteur en chef ou le directeur les regardaient et annonçaient au photographe qu’ils allaient prendre « son matériel » en diffusion. C’est-à-dire qu’ils allaient faire faire des tirages pour le NB, réaliser des duplicatas pour les diapositives au frais de l’agence, ou aux frais du photographe, ou mille et une autres solutions.

Ces images allaient ensuite partir dans le circuit de commercialisation de l’agence, des « vendeurs » motocyclistes et des « agents à l’étranger » qui eux mêmes allaient laisser en dépôt les précieuses images.

Tout cela se faisait neuf fois sur dix sans qu’aucun bon de réception ne fut délivré et signé. On travaillait alors en confiance, ou l’on ne travaillait pas. Tout le monde « dans le métier » se connaissait, et l’entrelacs des relations personnelles était, plus ou moins, une garantie que tout se passerait bien.

Les magazines ou quotidiens qui publiaient ces photos, les payaient sur facture aux agences et les agences réglaient aux photographes leur part, généralement 50% de la somme, par un simple chèque accompagné d’un bordereau énonçant plus ou moins précisément la provenance des sommes.

Les photographes non salariés, la majorité, n’avaient alors aucune couverture sociale d’aucune sorte. Il y eut donc des luttes dans les rédactions des magazines – pas dans les agences – jusqu’à ce qu’en 1975, une loi dite « loi Cressart », transforma « la pige », en un acte salarié donnant aux « pigistes » des droits équivalents à ceux des salariés.

Las, l’idée était belle, mais évidemment entraînait des charges sociales pour l’agence et pour le photographe. La majorité des photojournalistes des agences de l’époque (Gamma, Sygma, Sipa, etc.) refusèrent de se voir appliquer cette loi ! En effet, elle avait pour conséquence de diminuer leur pourcentage sur les ventes.

Et les patrons de ces agences, Messieurs Monteux, Henrotte, Sipayoglu furent d’accord avec leurs reporters, car la loi avait un autre avantage : elle rendait le travail des photographes hors agences plus cher pour les rédactions des journaux, qui eux, furent obligés d’appliquer la loi sous la pression des syndicats de journalistes.

C’est ainsi que commença le fameux « âge d’or du photojournalisme » !

Une époque en or pour les hommes de ces trois agences, et le début de la crise pour nombre de photographes indépendants et de petites agences.
20 ans passèrent…

Sous l’impulsion du photographe Francis Apesteguy, délégué du personnel à Gamma et héros d’un film de Raymond Depardon, une grève et des procès commencèrent à mettre à mal l’agence Gamma. On était en 1995, et la dégringolade de l’agence de Gilles Caron, de Michel Laurent, de Marie Laure de Decker et de bien d’autres que j’oublie, commença.

Sygma et Sipa allaient la suivre sur la pente savonneuse du « marché roi ». Les « managers » remplaçaient les journalistes à la tête des magazines, les « people » auxquels les agences de presse avaient octroyé des droits de regards sur les reportages, devenaient gourmands…

Les trois agences concurrentes, les trois sœurs qui écumaient la presse mondiale commencèrent à payer le prix de leur concurrence acharnée. Renflouées par différents financiers ou rachetées, leurs patrons historiques furent poussés dehors sans ménagement.

A cette occasion, suivant l’exemple de ceux de Gamma, nombre de photojournalistes en profitèrent pour faire valoir qu’eux aussi avaient été grugés par leurs agences.

Il y eut des procès pour quelques points de retraite de plus, des procès pour « perte de documents » et amélioration de l’ordinaire, des procès qui malgré tout grevèrent un peu plus les budgets mis à mal. Le tournant du siècle vit la déconfiture des trois grandes agences françaises. Paris, n’était plus la capitale du photojournalisme.

Avec Reuters, Getty images et Corbis, le monde anglo-saxon prenait sa revanche sur les mangeurs de grenouilles.

Sous l’impulsion, dit on, de politiques, le Groupe Lagardère confia à Anne-Marie Couderc, directrice générale adjointe de Hachette Filipacchi Médias (HFM), la mission de sauver le photojournalisme français par le rachat des agences qui constituent aujourd’hui le Groupe Eyedea. Il y eut à la manœuvre tantôt des hauts fonctionnaires, tantôt des gestionnaires de presse pour « restructurer », « réorganiser » et déménager plusieurs fois ces fragiles fonds d’archives photographiques… Autant dire, aujourd’hui, quelques occasions pour des avocats de réclamer des dommages et intérêts pour pertes de documents !

Bien sûr la crise du photojournalisme ne peut en aucun cas se réduire à des bagarres juridico-affectives. Elles ne sont que la conséquence d’une rapide mutation du marché de l’information. Ce qui tue le photojournalisme du XXème siècle, c’est la révolution cybernétique, tous les acteurs en sont conscients.

Mais quand un métier est lapidé, il y a des petits cailloux qui ne tuent pas, mais blessent douloureusement les hommes, c’est pourquoi j’ai tenu à les mettre en lumière au risque d’être incompris par mes confères.

Concilier « Culture » et photojournalisme ?

13 rue d’Enghien, dans le Groupe Eyedea, il reste aujourd’hui une cinquantaine de salariés qui risquent, si aucune solution n’est trouvée pour assurer la pérennité des fonds photographiques, de rejoindre l’innombrable armée des chômeurs.

Et, si aucune solution ne débouche, si aucun accord ne se trouve, c’est non seulement à l’éparpillement d’inestimables fonds photographiques que l’on assistera, mais aussi à la perte d’un canal de diffusion vital pour nombres d’auteurs photographes – ceux de Rapho, de Hoa Qui, de Jacana, de Top, d’Explorer qui attendent patiemment, qu’enfin une structure viable s’occupe de leurs œuvres. Faute de quoi, ils n’auront plus qu’à vendre leurs tirages à l’Hôtel Drouot et léguer leurs négatifs, à qui ?

« L’agence photographique Rapho est une société qui date de l’entre-deux-guerres et qui est parvenue à faire prospérer son activité en protégeant son catalogue, à travers les vicissitudes historiques et les évolutions brutales de la presse et des médias.

Cette permanence est le fruit d’une attitude délibérément modeste et d’un dévouement également constant à l’égard des artistes qui lui confiaient leurs images » écrivait en 1988 en tête d’un ouvrage titré « Tous désirs confondus », un homme qui n’était pas encore Ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand.

Alors toutes agences confondues, vous faites quoi Monsieur le Ministre pour le photojournalisme ?

Michel Puech

Note:

Tous désirs confondus de Frédéric Mitterrand – Ed. Actes Sud 1988 est un très joli texte écrit à propos d’une recherche iconographique faite par l’auteur pour le commentaire d’un film consacré à l’agence Rapho.Dernière révision le 11 août 2022 à 5;25 par

Michel Puech


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