Pour ses cinquante ans, Libération publie aux Editions du Seuil « 50 ans dans l’œil de Libé », un copieux ouvrage de Lionel Charrier et Charlotte Rotman, avec une préface de Serge July. L’occasion de feuilleter l’incroyable histoire d’un quotidien avec la photographie.
« Les 280 cartons sont remisés dans un entrepôt à trente-cinq kilomètres de Paris. Un hangar digne d’Amazon, impersonnel et un peu déprimant, planté au milieu d’un paysage typique de zone industrielle. Les boîtes sont empilées les unes sur les autres, en colonnes intactes. Avec un peu de chance, le contenu correspond à l’étiquetage. 120 cartons supplémentaires ont, eux, suivi les déménagements successifs et demeurent au siège du journal. À l’intérieur, rangés par thèmes (« Afrique du Sud », « France municipales », « Voile America’s Cup »…) et par dates, des milliers et des milliers de tirages, en noir et blanc ou en couleurs. Des images dormantes ; mais… vivantes. Tout comme les centaines de milliers sauvegardées et répertoriées dans les serveurs internes. Preuves de vie de ces cinq dernières décennies, bande témoin de l’actualité, un trésor. Nous les avons redécouvertes et exhumées pour vous. » écrivent les auteurs dans leur avant-propos qui nous incite à nous interroger sur l’avenir de ce formidable fonds photographiques.
Il est vrai que « les plus grands noms de la photographie comme Henri Cartier-Bresson, Raymond Depardon, Françoise Huguier ou William Klein » ont couvert l’actualité de ce demi-siècle et font de cet ouvrage, de cette somme, une référence exceptionnelle.
Exceptionnelle également la préface de Serge July qui débute par un rappel historique : la mort de Pierre Overney le 25 février 1972. Assassinat photographié par Christophe Schimmel alors jeune photographe à l’Agence de Presse Libération. Benny Levy, le « petit timonier » du mouvement maoiste de la Gauche Prolétarienne (GP) avait incité la veille les militants à « casser du vigile » à l’usine Renault. La mort de Pierrot fut un terrible choc pour les militants de l’époque. Et les photos de Christophe Schimmel montrées le soir même à la télévision par Philippe Gildas et Hervé Chabalier firent scandale. Le choc de ces photos allait impressionner durablement Serge July.
Ajoutons que ce tragique évènement, qui suivait la « dissolution » de J’accuse, sema le trouble dans les esprits des journalistes et intellectuels qui soutenaient alors le mouvement des « maos ». Les « idiots utiles » comme les nommait Benny Levy ne se bousculèrent pas pour soutenir la naissance de Libération. Cette politique de la Gauche Prolétarienne priva le jeune Libération de la participation des journalistes confirmés qui avaient soutenu l’Agence de Presse Libération (APL). Un savoir-faire qui manqua terriblement dans les premières années du quotidien.
Exceptionnel également dans cet ouvrage, que Libération, cinquante ans après, se souvienne qu’une douzaine de photographes fondèrent Fotolib, la première agence liée au quotidien. Jamais Libé n’avait mentionné cette existence tant le Libération social-démocrate d’après 1981 avait oublié le Libération gauchiste de 1973 à 1980 ! Avec le temps, les souvenirs reviennent. Il faut dire qu’en demandant à une étudiante, Marine Narcisse, de faire son mémoire de Master sur les archives accumulées par Gérard-Aimé, non seulement les siennes mais également celle de l’Agence de Presse Libération (APL) et celles de Fotolib, l’historien de la photographie Michel Poivert a contribué à sortir de l’ombre cette époque photographique.
Ces souvenirs nous valent quelques photos emblématiques de la période : les ouvrières de Lip photographiées par Henri Cartier Bresson pour un petit opuscule supplément au quotidien où figurait également la signature de Jean Lattès (les photographies de Fotolib n’étaient pas signées); les manifestations du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) dans l’objectif de Christian Weiss ou le palais de la Moneda à Santiago au lendemain du putch de Pinochet par un envoyé spécial mais clandestin, Jean-Noel Darde. Je n’oublie pas non plus cette image incroyable d’un Jean-Paul Sartre entouré de militaires du Mouvement des Forces Armées à Lisbonne en pleine Révolution des Oeillets, signée Serge July ! Des négatifs retrouvés dans les archives de Fotolib et maintenant confiés à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (BHVP).
A propos de ce livre exceptionnel, on me pardonnera de n’évoquer que la période de « Libé 1 », celle que j’ai connue. Une époque où Libération prenait souvent ses désirs pour des réalités. L’information y était souvent plus proche de la propagande que de l’exercice journalistique. Ainsi cette Une du 18 septembre 1973 où il est fait mention « Lip : c’est la contagion », et au « Chili : la résistance s’étend à tout le pays » ! En feuilletant les trois premières années de Libé, j’ai quand même été surpris par la médiocrité de la politique photo. Les photos sont rarement signées, sauf quand il s’agit de celles de l’AFP ou de Gamma avec lesquelles le journal ne voulait pas se fâcher. Et si le nom de l’agence n’apparait pas toujours, plus rares encore sont les noms de photographes !
Bien sûr, tout cela, c’était avant qu’en 1980, Christian Caujolle trouve au Nouvel Observateur cette exceptionnelle photographie de Jean-Paul Sartre en Lituanie, signée Antanas Sutkus, qui selon la légende serait la première « Une-affiche » de Libé. En réalité, la première « Une-affiche » paraît le 10 septembre 1976 pour un numéro « Spécial Mao » à la gloire du « grand timonier » mort la veille.
Néanmoins, la « Une-affiche » pour la mort de Jean-Paul Sartre conduira le critique photo qu’était alors Christian Caujolle à la tête d’un service photo qui va révolutionner l’image dans la presse quotidienne française. Souvent encensé, parfois controversé avec quelques raisons, Christian Caujolle, soutenu par Serge July imposera des choix d’images à rebrousse-poil de ce qui se faisait alors dans la presse. Tout à coup, Libé passa de la photo d’illustration à la photo d’auteur.
Les années 80 se prêtaient à ce jeu. La publicité ruisselait sur la presse. Pour une courte décennie l’argent qui avait tant fait défaut, manquait moins. Cela n’allait pas durer, mais c’est une autre histoire.
Un livre magnifique qui doit trouver sa place dans de nombreuses bibliothèques. Au delà de Libération, c’est un témoignage sur le demi-siècle qui enfanta notre aujourd’hui.
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Dernière révision le 9 octobre 2024 à 10:32 am GMT+0100 par
- Pierre Christin
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